Elles déboulent sans qu’on sache d’où elles viennent, se dénudent d’un tour de main et exhibent leurs seins graffités, leurs poings tendus devant les caméras de journalistes fascinés … quelques minutes plus tard, agressées par la foule, brutalisées par les services d’ordre, arrêtées et évacuées par la police, elles disparaissent, laissant derrière elles une traînée de scandale et des images saisissantes désormais inscrites dans notre paysage médiatique. Qu’on les adule ou les abhorre, les Femen ont réinvesti l’espace public de manière fracassante, rappelant avec force fleurs et inscriptions corporelles que « la moitié de la planète est en état de servitude ». Encore et toujours. Et c’est assez.
Féministes donc, chargées de la combativité acquise en Ukraine, berceau du mouvement, dans cette société ultra patriarcale, où la femme n’a d’autre horizon que le mariage, la maternité, la dévotion au foyer. C’est dans ce terreau culturel qu’Anna, Oskana, Sasha et les autres trouvent la force de dire non, inventent le ferment de leur contestation, forgent les grandes lignes directrices de leur plan d’action. Chacun de leur coup de force est calculé, millimétré pour capter l’attention du public via le prisme de l’image et des actualités. Une stratégie de communication qui se joue des codes, les renverse avec puissance et élégance, repositionnant vigoureusement les revendications féministes au centre des débats politiques et sociétaux.
Visiblement conquis, le réalisateur et activiste Joseph Paris leur consacre son premier documentaire, Naked War, pour interroger leur rapport à l’image, comprendre ce qui se joue vraiment derrière chacune de leurs interventions, en terme de communication. Prise de risque physique, courage de l’affrontement, association de la nudité, de la beauté et de la position de lutte, nous découvrons progressivement les dessous d’une logique où le militantisme se réinvente, avec une redoutable efficacité puisqu’il s’agit de démontrer la brutalité larvée dans les positionnements religieux de tous bords, l’hypocrisie de sociétés dites modernes, de pseudo démocraties finalement restées archaïques dans leur conception de la femme et de l’individu.
L’auteure Annie Le Brun et le philosophe Benoit Goetz se prêtent au jeu en analysant les actions filmées de ces commandos à la fois charmants dans leur tournure et intransigeants dans leur dénonciation. La logistique, l’organisation, le choix des cibles, l’implication des sympathisantes interpelle autant que leur conviction, leur raisonnement … et leur remarquable acuité quand il s’agit de transmettre leur message, quitte à choquer, secouer, retourner l’opinion, les symboles, les arcanes du pouvoir. Ainsi ce documentaire constitue un décorticage très pointu d’une tactique qui réveille les vieux fantasmes.
Car ces belles manifestantes évoquent les amazones, bacchantes, sorcières, hystériques et autres stigmatisations de la femme libre ravalée au rang de mineure irresponsable, dangereuse et démoniaque, folle de son corps, de son sexe et de ses désirs fous. Elles en restituent la tournure à dessein comme un miroir impitoyable tendu aux perversions d’un système patriarcal malade de ses attirances et de ses paradoxes, perclus de peurs dans la prise de conscience ténue et honteuse des failles d’une virilité assujettie depuis des siècles à un rôle trop lourd à porter.
Sans jamais vouloir convaincre ou convertir, Joseph Paris déroule ici une approche d’autant plus nécessaire qu’elle est pertinente, confrontant forces de persuasion et structuration du raisonnement, dans ce qui s’avère être, bien plus qu’une opération de sensibilisation, une vague de fond culturelle.
Et plus si affinités
http://www.editionsmontparnasse.fr/p1872/Naked-War-DVD