Mozart revu par Michael Haneke : Cosi Fan Tutte ou l’arrache cœur universel

Cosi Fan Tutte de Mozart mis en scène par Michael Haneke ? Le réalisateur de La Pianiste prend le livret du compositeur de Don Giovanni à bras le corps pour en faire une fable amoureuse d’une cruauté sans pareil. Magistral !

Tango échangiste

Autant vous dire qu’au bout de trois heures et demie de spectacle, il ne reste que peu de chose de la farce rédigée à l’origine par Da Ponte : du marivaudage initial visant à prouver l’inconstance féminine à deux amants trop épris, Haneke va tirer un tango échangiste à vous glacer le sang et vous brûler les sens. Sur la scène du Teatro Real de Madrid, c’est à une partie costumée de la jet set que nous assistons.

La plupart des invités y débarquent en habits d’époque, certains en robes de soirée et smoking, ainsi nos quatre amants, qui s’amusent à se titiller jusqu’à ce que Don Alfonso, vieux dandy déçu de tout et de l’amour en particulier, vienne défier Guglielmo et Ferrando : « Non, les sœurs Fiordigili et Dorabella, vos amantes idolâtrées, ne sont pas plus constantes que les autres femmes ». Ce sera le point de départ d’une manipulation odieuse.

Développer un regard neuf

Objectif : faire céder les belles dans leur fidélité hautement proclamée pour les amener à tomber dans les bras de ces messieurs à peine travestis, et tant qu’à faire devenir l’amant de l’autre. Et c’est là le hic, la faille que Haneke va exploiter : le changement de partenaires va être une révélation, et chacun de trouver sa chacune. Mais que faire au moment de revenir à la réalité et de réintégrer le couple initial, quand on a goûté les plaisirs d’un amour adulte dans une relation illusoire fondée sur la duperie ?

C’est ici la problématique qui fait vaciller l’intrigue et donne à cette version toute sa saveur. Un enjeu, car comment développer un regard neuf sur cet opéra tant joué ? Difficile de passer après John Elliot Gardiner, Peter Sellars ou Patrice Chéreau, pour ne citer qu’eux. Il fallait un Haneke pour exploser les codes de lecture et aller au-delà des limites. De façon absolument juste et avec une délicatesse, une puissance incroyable qui soudain posent la mise en scène non plus comme une technique d’analyse mais comme un art à part entière.

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Gommer les limites du temps

Une villa palatine avec canapés design, bar hightech et baies vitrées, des vêtements sobres aux couleurs symboliques, noir, blanc, gris, rouge, de longs silences d’une scène à l’autre, des figurants dont on ne sait s’ils sont des invités ou des fresques de Tiepolo qui soudain s’animent, tout est fait pour gommer les limites du temps dans une universalité de la valse amoureuse et sensuelle.

Une valse dont on soulignera l’harmonie actée entre l’orchestre dirigé par Sylvain Cambreling et les chanteurs Annett Fritsch (Fiodiligi), Paola Gardina (Dorabella), Kerstin Avemo (Despina), Juan Francisco Gatell (Ferrando), Andrea Wolf (Guglielmo) et William Schimell (Don Alfonso). Ce dernier devient la pierre angulaire vocale et dramatique d’un séisme affectif qu’il déclenche en projetant ses frustrations larvées sur ces jeunes amants futiles autant que candides.

Interprétation d’une grande finesse

Il est en cela relayé par une Despina frigide et désabusée à la limite de l’hystérie, qui rappelle par certains côtés la mère abusive de La Pianiste. Et tandis que ces deux personnages semblent régler leurs comptes de façon détournée, s’affrontant du regard, s’embrassant follement, se repoussant, se caressant sans jamais aboutir, les quatre amoureux se révèlent touchants et insupportables à la fois de nonchalance et d’abandon.

Issus d’une jeunesse dorée qui s’ennuie à périr, nos héros ne trouvent de distraction que dans ces jeux pervers où l’on teste l’autre, par caprice. Dirigé de main de maître, chaque chanteur va ainsi composer une interprétation d’une grande finesse, dont les nuancent balancent entre Quadrille de Guitry, Les Bonnes de Genêt et Les Tricheurs de Marcel Carné. Autant vous dire qu’on a adoré, qu’on a regardé jusqu’à la dernière seconde et qu’on en est ressorti bluffé. À voir et revoir (il existe une version en DVD, tant mieux) !

Delphine Neimon

Posted by Delphine Neimon

Fondatrice, directrice, rédactrice en chef et rédactrice sur le webmagazine The ARTchemists, Delphine Neimon est par ailleurs rédactrice professionnelle, consultante et formatrice en communication. Son dada : créer des blogs professionnels. Sur The ARTchemists, outre l'administratif et la gestion du quotidien, elle s'occupe de politique, de société, de théâtre.

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