Florent Trochel : nous le rencontrons lors du festival Ars Numerica. Artiste résident pour MA Scène Nationale Montbéliard, il y a façonné le spectacle Montagne 42, auquel nous assistons dans l’enceinte de la Scène Numérique. Un parcours hypnotique que cette pièce, qui mêle les différents modes narratifs pour conter l’errance d’une jeune femme partie en quête d’un père scientifique disparu alors qu’il cherchait ce lieu légendaire. Le discours, l’orchestration de l’intrigue, l’aspect visuel, la scénographie, tout concourt à déclencher notre curiosité face à un univers foisonnant dont les rouages semblent s’imbriquer de manière inusitée :
Montagne 42 – Teaser – nov. 2013 par hanasanstudio
Une rencontre avec l’auteur s’imposait pour en savoir plus et saisir les composantes et les spécificités de cette démarche créatrice. Et déjà une caractéristique essentielle apparaît dans les premières minutes de notre échange. Grand, brun, concentré, introverti en apparence, Florent Trochel est en fait un expérimentateur, un homme de terrain. Plasticien de formation, il découvre l’écriture au travers de son travail de vidéaste et de documentariste. Aussi ses compositions avec la compagnie Hana San Studio mêlent-elles codes dramaturgiques, cinématographiques et scénographiques, pour être orientées vers le regard, l’esthétique, avec un questionnement sur l’apport du numérique à la perception de l’espace et du personnage dans ses interactions.
Démangeaisons de l’oracle par hanasanstudio
Le dispositif Dompteur de nuage avait posé les fondations de cette équation. La poésie qu’on y sent transpire également dans les thèmes choisis ultérieurement qui transfèrent la tragédie aux arcanes de nos communications modernes. Déjà avec Démangeaison de l’oracle, Trochel avait pénétré et interrogé d’un œil neuf la légende d’Œdipe, transposant la catharsis dans la dématérialisation de la vidéo et du web. Montagne 42 propose de suivre le journal intime d’une moderne Antigone qui nous dit adieu avant de disparaître au cœur d’un mystère. Un mystère scientifique, celui de la matière noire et des galaxies inconnues qu’elle pourrait contenir en son sein.
Derrière cette théorie d’astrophysique, un langage scientifique complexe et obscur dont Trochel a voulu traduire les secrets en langage poétique, explorant des situations mettant en jeu des personnages de chercheurs confrontés à leur quête et à ses limites. Deux figures ressortent qui irriguent la pièce : Vera Cooper Rubin et Fritz Zwicky, figures incontournables de l’astronomie, dont le génie, les excès et les comportements borderline inspirent les personnages que nous voyons évoluer sur ce carré sacré placé au sol et animé de projections délirantes et stellaires. Réalisateur dramaturgique, Florent Trochel joue avec images, projections, lumières et matières pour créer ce « théâtre de science fiction », un espace en 3D qui se veut cosmologie/cosmogonie.
On retrouve soudain la logique à l’œuvre dans le théâtre de Shakespeare, microcosme du monde : « Le monde est un théâtre ». Shakespeare, référence absolue pour Trochel, qui cite par ailleurs Kurosawa, Le Mont analogue de René Daumal (livre inachevé qui se termine sur une virgule, tout un symbole), le film Moon de Duncan Jones, les pietas de la Renaissance, références picturales et sculptures qui inspirent certaines attitudes des acteurs, le jeu baroque avec les plissés du drap, la texture des vêtements, les gestes lents et appuyés. Images, vidéos, tableaux de maître : Trochel perturbe le processus classique de production qui place l’écriture en amont de la mise en scène. En l’état, il écrit avant et pendant, triant, sélectionnant les passages qui demeureront de la masse de personnages et de scènes initialement façonnées ( Montagne 42 comportait 3 fois plus de texte à l’origine), complétant, modifiant, les acteurs lui servant de miroir, des acteurs qu’il se refuse à diriger comme des marionnettes, lui qui a toujours recherché le travail de groupe comme une source supplémentaire d’inspiration.
A tâtons, le spectacle se trouve, dans cette narration à plusieurs vitesses dont il convient d’ajuster les mécanismes (tournée avant les répétitions avec les acteurs, la vidéo testament de la jeune fille a dû être revue en plusieurs points pour s’harmoniser avec l’évolution des acteurs). Les comédiens aussi doivent déterminer leur place dans cet espace qui se modifie à vue autour d’eux pour enclencher les ellipses temporelles nécessaires à l’avancée de l’intrigue. Idem de la musique, essentielle dans ce processus car Florent Trochel écrit toujours en mélodie, Bach, Mozart, Daft Punk, Timber Timbre, … calquant son rythme sur celui des morceaux qu’il écoute comme sur une respiration. La musique est d’ailleurs omniprésente dans son univers avec à la composition Olivier Mellano, qui parachève cette atmosphère si particulière.
Olivier Mellano / Florent Trochel – 15 mai 2013 par hanasanstudio
Mis en place résidence après résidence au sein de Ma Scène Nationale Montbéliard, la production a très nettement bénéficié de ce suivi qui a apporté, outre un soutien financier et logistique incomparable, une cohésion de groupe, des liens avec une équipe technique de qualité, une confiance commune, et une autonomie qui octroient à la pièce un surcroit de flexibilité. La chose n’est pas à négliger pour cette œuvre en perpétuelle mutation, qui repose sur la confrontation entre un dialogue déconstruit et une parole sans respiration, qui appelle le contact, la confrontation avec le public. Jouée en mars, puis au festival, Montagne 42 va être reprise au théâtre Paris-Villette du 6 au 9 février, avec déjà des évolutions par rapport aux représentations précédentes.
Une phase seulement dans une histoire qui promet d’être longue car cette pièce fait partie d’un triptyque, complété par Trois Bonheur (le témoignage du Diable) et 24 vallées. Work in process donc, pour cette saga dont on attend les prochaines occurrences avec une très grande curiosité.
A suivre avec attention car l’écriture du réalisateur dramaturgique Florent Trochel n’a pas fini de nous surprendre.
Merci à Florent Trochel pour son temps et ses explications.
Et plus si affinités