Le film de Katrin Gebbe commence et se termine dans l’eau : l’eau limpide et lumineuse d’une rivière où l’on baptise Tore, l’eau sale et croupie d’une mare où l’on jette son corps agonisant et mutilé. Entre cette naissance et cette mort, la narration de son martyre, lente, précise, sans pitié ni ellipse aucune, effrayante, épouvantable, inacceptable, d’une beauté sidérante dans sa laideur absolue.
Une Passion moderne que celle de ce garçon illuminé, touché par la grâce et l’épilepsie, abandonné à lui-même au milieu d’une humanité dure, bestiale, corrompue, violente, dont il devient le bouc émissaire consentant. Humanité incarnée par une famille qui l’accueille en son sein, suite à une rencontre fortuite sur une aire d’autoroute : Tore quitte la secte des Jesus freaks pour rejoindre Benno et les siens, qui lui ouvrent leur porte. Comme s’il était le fils prodigue, un nouvel enfant dans la fratrie. Pour rien, comme ça, par gentillesse et altruisme.
On a coutume de dire que l’enfer est pavé de bonnes intentions. Ajoutons que l’enfer on n’y entre pas directement, de plein fouet et tête la première. Non ici l’enfer va se dévoiler progressivement, par de petits signes, des regards, des attitudes, des expressions, de simples actes : aider à nettoyer le jardin, laver le linge, céder son allocation pour participer aux dépenses du ménage, … doucement arrivent les ordres, les moqueries, les humiliations, puis les coups, alors que Tore découvre ce qui se passe vraiment sous ce vernis de normalité. Trafics, abus d’enfant, … d’invité il devient perturbateur d’une mécanique qui banalise la perversion au quotidien.
Trop de perfection, de candeur, de bonté, d’abandon engendre la haine, le dégoût et les persécutions des vides, des médiocres, des envieux : Tore va devenir l’esclave, le souffre-douleur de cet homme et de sa compagne, dans un climat de manipulation d’autant plus détestable qu’il se refuse à réagir, à dire non qu’il accepte, retournant à ses tortionnaires alors qu’il avait une chance de leur échapper. Sacrifié, mystique dans cette souffrance accumulée, il acceptera les pires traitements, violé, prostitué, battu, affamé, considéré comme un chien, déshumanisé. Servile diront les uns, simple d’esprit diront les autres, christique dans les dernières images d’un long métrage que la réalisatrice allemande tient d’une main ferme, sans pour autant s’autoriser à juger ses personnages, dans leur monstruosité.
Car tous ici sont monstrueux, dans leur rage destructrice, leur quête de rédemption, leur avidité veule, leur banalisation du pire, de l’intolérable, que Katrin Gebbe traduit dans des cadrages serrés, directs, presque documentaires sur des actes de barbarie, cernés de lumières orangées, d’éclairages au néon, de halos rouges, propres aux films des 70’s, aux polaroïds vintage. On évoque Théorème de Pasolini, Funny games de Haneke, L’Expérience de Oliver Hirschbiegel : pourtant cette surenchère dans l’humiliation s’accompagne d’une progressive sacralisation de la victime, sous tendue par une musique de toute beauté dans sa rigueur et sa simplicité, un parallèle mis en valeur par le jeu d’opposition entre Tore, Julius Feldmeier blond, fin et angélique, et Benno, Sascha Alexander Gersak brun, massif et sombre, une confrontation qui va entraîner tout l’entourage dans une spirale destructrice, révélatrice des ténèbres intérieures de chacun.
Ces deux heures de récit sont segmentées en trois chapitres, Foi – Amour – Espoir, termes contredisant la noirceur progressive du film qui multiplie les références picturales, comme les représentations de la Cène, La jeune martyre de Paul Delaroche, les trognes chaotiques qui peuplent l’univers de Jérome Bosch. Entrecoupée de séquences dignes du pire film d’horreur, à la limite du soutenable et que même les spectateurs les plus endurants auront du mal à supporter tant elles sont borderline, l’histoire bénéficie du jeu impeccable de ses interprètes, d’une grande intériorité, sans aucune surenchère, ce qui ajoute à l’effet de banalisation du Mal en action, vécu comme une gifle magistrale au générique de fin quand une simple phrase annonce que cette histoire est inspirée de faits réels.
C’est peut-être l’atout le plus puissant de cette oeuvre que le sentiment de révolte impuissante qui s’agite en nous devant l’acceptation de l’intolérable, sa normalisation, et sa véracité, acceptation que nous vivons pourtant au quotidien devant nos écrans de télévision saturés de violence : ici ce n’est pas la secte de punks skaters mystiques et marginaux qui est dangereuse, c’est la cellule familiale dans sa fausse image de santé et de sécurité qui se morcelle au fur et à mesure qu’elle réagit à l’intégration d’un élément extérieur qu’elle va détruire car elle ne peut le vicier. On tremble d’effroi en constatant que Aux mains des hommes résume de façon intransigeante et indéniable les mécanismes de l’inhumanité à l’œuvre. Un film dont on ne peut, dont on ne doit pas sortir indemne.
Sortie le 25 juin 2014
Et plus si affinités
http://www.ufo-distribution.com/catalogue/aux-mains-des-hommes-tore-tanzt/