D’abord, une voix – celle d’Alain Plagne, très probablement – qui dit, entre autres : « Pina Bausch a quarante ans et le cadre de ses souvenirs est celui de l’Allemagne des pénibles années. Ce film plus qu’un documentaire : c’est un voyage dans son univers à travers son inlassable quête d’amour. » Ce prologue fournit aussi des éléments biographiques et des informations sur la technique Bausch : « Formée au classique puis à la danse moderne allemande et américaine, Pina Bausch va d’abord diriger le fameux studio d’Essen, héritage du leader de l’expressionnisme allemand Kurt Jooss. Depuis dix ans, elle travaille avec sa troupe à Wuppertal, petite ville tranquille de la Ruhr, et impose dans tous les pays son style et ses œuvres (…) Son originalité et sa force résident sans doute dans son mariage de la danse et du théâtre, ses mises en scène minutieuses et l’utilisation qu’elle fait de ses danseurs… » Puis la voix de Chantal Akerman : « Nous avons suivi Pina Bausch et ses danseurs pendant cinq semaines. De Wuppertal à Milan, de Milan à Venise, de Venise à Avignon. Et j’ai été directement frappée au cœur par ses longues pièces qui se mélangent toutes dans ma tête. J’ai le sentiment que les images que nous avons ramenées en transmettent peu et les trahissent souvent : quelques bribes, des sensations, des impressions en désordre. »
Pina Bausch figure dans le film mais, comme souvent, brièvement. Elle apparaît au tout début, debout entre les rangées de sièges d’un théâtre, recouverts de tissu blanc, observant une partie de ses danseurs hors champ, en silence, leur faisant un geste d’acquiescement, pendant qu’en voix-off la voix masculine précise la note d’intention du film, puis, un peu plus loin, fumant et indiquant une série de tout petits gestes faisant songer à ceux qu’on utilise dans les jeux enfantins, et, à la toute fin, dans une interview on ne peut plus laconique, où elle répond en anglais à la cinéaste qui l’interroge dans cette même langue. Akerman lui demande : « Pina, comment voyez-vous votre avenir ? » La chorégraphe répète la question en marmonnant avant de répondre, non sans laisser du temps au temps : « Je ne sais pas. Je ne sais pas parce que… je pense qu’il y a un grand problème dans le monde. J’ai peur de me demander ce que je souhaite pour moi-même. Aussi pour le futur, je suis sûre, je souhaite, j’espère, pour moi-même de la force, beaucoup de force, de l’amour, je ne sais pas, beaucoup de force, je pense, mais… »
Entre ces deux prises de vue, Akerman use de plans fixes pris de près, ayant probablement en tête la destination télévisuelle du film, donc une recherche de proximité avec le spectateur potentiel. Elle juxtapose des plans, des scènes et des saynètes des vingt-six interprètes de la troupe du Wuppertal Tanztheater, que ce soit en coulisse, en répétition ou dans des extraits de pièces. L’intérêt premier du film est de montrer un échantillonnage, un florilège, un best of de morceaux arbitrairement choisis dans le répertoire de Pina Bausch, qui va de 1977 à 1983, donc d’une époque particulièrement créatrice de la chorégraphe. Les sous-titres et le déroulant final indiquent les extraits des pièces suivantes : Komm tanz mit mir, 1977, au théâtre de Wuppertal en juin 1983 ; Kontakthof, 1979, à la Scala de Milan en juillet 1983 ; Walzer (1982), Palais des Papes à Avignon en juillet 1983 ; 1980 ein Stück ; Nelken, 1983, Palais des Papes à Avignon, août 1983.
Impressionniste, procédant par petites touches, par bribes, par approximations successives, Akerman ne montre jamais tout l’espace du plateau, mais opte, dès le départ, pour l’utilisation de plans rapprochés et pour des effets de hors-champ (une caméra, ou deux au maximum, ont dû être utilisées). On observe une scène à travers une porte ouverte, et 80% de l’image reste dans le noir. La cinéaste prend son temps – je ne crois pas que la télévision, de nos jours, accepterait ces durées ici pleinement assumées, ces temps faibles, et même ces quelques redondances que s’autorise l’auteure qui obtient par moments ce qu’on pourrait appeler des « répétitions dans les répétitions ». Peu de commentaires, donc, à part la voix off de l’entame, une réflexion d’Akerman se mettant elle-même coquettement en scène en faisant une apparition au milieu du film, assise par terre, façon baba cool, pieds nus et la brève phrase arrachée à la chorégraphe concluant le film. Cette intrusion de l’auteure du film n’est pas du narcissisme à proprement parler ; c’est une façon de signifier « qui et d’où on parle » ou, si l’on veut, de signer le film.
N’empêche qu’on finit par se faire une idée assez nette du style bauschien, des gimmicks, des tics et des trucs de métier, qu’on jugera du moins comme tels de nos jours, avec le recul. Voir ce document aujourd’hui ne permet pas de restituer l’engouement ou le rejet du public qui découvrait ces pièces au début des années 80, au Théâtre de la Ville ou dans les grands festivals de théâtre, ce que rappelle le producteur dans son introduction (à part les applaudissements, de-ci delà, notamment sur la phrase anti-militariste ou, du moins, pacifiste du personnage à la fin de Nelken, le public n’est pas présent dans le film). Le documentaire fixe la manière bauschienne.
L’émission est une production relativement coûteuse à une époque où la danse contemporaine commençait à faire mouvement en France et où les grandes chaînes du service public se permettaient de lui laisser un peu de place. Outre le temps consacré à suivre la troupe, l’émission fut une co-production germano-franco-belge qui permit d’engager une équipe de tournage 16mm : les opérateurs Babette Mangolte et Luc Benhamou, un preneur de son, Jean Minondo, un responsable du mixage, Jean Mallet, deux monteurs film, Dominique Forge et Patrick Mimouni, le travail de tirage et d’étalonnage en laboratoire, du sous-titrage, bref, un processus relativement long pour un documentaire de 58’. Le montage obéit à un travail de type associatif, et ne cherche pas à dresser un catalogue ou une monographie de l’œuvre de Pina Bausch. Du coup, on ne passe pas d’une pièce à une autre, on a l’impression d’une nouvelle chorégraphie ou opus de Tanztheater, résultant précisément du ressassement et de la synthèse de la demi-douzaine de pièces filmées.
Les liens entre des éléments extraits de pièces différentes ne paraissent pas du tout forcés ou arbitraires ; ils se font « naturellement » et sont selon nous facilités par un travail de mixage assez fin qui n’est pas un simple bout-à-bout audio, la succession de plages de silences, de cris, de monologues et de musiques provenant du passé : les airs jazzy et les tangos des années 30 du grand orchestre de Juan Llossas dans Komm tanz mit mir, la « Valse triste » de Sibelius, « La Vie en rose » par Edith Piaf, la ballade écossaise « Frog Went A-Courtin’ » chantée par Alfred Deller, la Sonate n° 5 pour violoncelle et piano en Ré majeur, opus 102, de Beethoven jouée par Pablo Casals et Mieczyslaw Horszowski, les tubes du groupe vocal Comedian Harmonists, dans la pièce 1980, « The Man I Love » de George Gershwin, dans la version de Sophie Tucker enregistrée en 1928, mimée, au lieu d’être chantée, grâce au langage des sourds par Lutz Forster dans Nelken.
La méthode du collage, du « montage musical très subtil » dont parle Alain Plagne, est celle de Pina Bausch ; c’est aussi celle suivie par Chantal Akerman pour ce film. Autrement dit, le style chorégraphique bauschien est très cinématographique. Il reste bien sûr théâtral, dans la mesure où les danseurs y jouent aussi des rôles, ne cessent de se grimer, de se travestir, de mimer une bourgeoisie intemporelle, et de viser des effets de fascination/distanciation ; mais les interprètes prennent la parole, parlent aussi d’eux-mêmes dans leur propre langue et font un usage spectaculaire, inédit à l’époque, du microphone. En même temps, le rapport entre la musique et le geste fait penser à la pantomime. Et au langage du film muet.
C’est sans doute la raison pour laquelle le générique de fin se déroule sur l’air de « Titine » composé pour les Temps modernes par le danseur-cinéaste-musicien Charlie Chaplin.
Et plus si affinités
Un jour Pina a demandé
1983, 57’, de Chantal Akerman
Production : Alain Plagne, image : Babette Mangolte et Luc Benhamou.
série Repères sur la modern dance
Date de diffusion : 04/12/1983