D’après Wikipedia, le nom de la Compagnie de Lloyd Newson, DV8, se réfère à la danse, à la vidéo et au support vidéo 8 ultra-léger de Sony apparu au milieu des années 80, quelques mois avant la création du groupe en 1986. Mais l’appellation sonne aussi, prononcé à l’anglaise bien sûr, comme “deviate”, autrement dit comme dévié, ou dévoyé. Le nom complet de la compagnie est DV8 Physical Theatre, tout simplement parce qu’à l’origine, Newson voulait se démarquer de la danse, y compris contemporaine, sans doute un peu trop sage, convenable ou abstraite à son goût. Et il est vrai que DV8, en Angleterre, en même temps qu’Ultima Vez (Wim Vandekeybus) en Belgique, secouèrent énergiquement la belle endormie qu’était devenue une danse en passe de scléroser après le choc punk représenté par Michael Clark et de ses épigones (Karole Armitage, Régine Chopinot, Philippe Decouflé).
À travers les deux chorégraphies filméesThe Cost of Living et Enter Achilles, comme à travers les pièces destinées à la scène dans leur ensemble, la question de la minorité ou de la marge s’avère un sujet récurrent. La danse de DV8 s’engage à sa façon dans le débat public et prend position, socialement et même politiquement. L’homosexualité est l’un des sujets dont ne cesse de traiter sans complaisance la compagnie DV8. La question du handicap physique, contrainte supplémentaire au métier de danseur, est poétiquement illustrée dans le film The Cost of Living dans lequel l’homosexualité est un des sous-thèmes.
Danse et handicap
Parmi les danseurs et chorégraphes professionnels atteints de handicaps visuels, la plus célèbre est sans aucun doute Alicia Alonso, qui hissa le Ballet de Cuba au plus haut niveau mondial. Aveugle depuis la fin de son adolescence suite à un décollement de la rétine, elle a fait carrière et interprété les plus grands rôles du répertoire classique sans aucun problème apparent. Elle apprit à mémoriser les ballets, à les “visualiser” mentalement en bougeant ses doigts et ses orteils et en associant des pas de danse à ces “petits gestes”. Par ailleurs, elle mit au point un système lui permettant de se repérer sur scène à l’aide de jeux lumineux, de fils tendus l’empêchant de tomber dans la fosse d’orchestre et d’un entraînement individuel et avec ses partenaires. Alicia Alonso donna une belle définition de son art : “la danse est un travail mental avant d’être une technique.”
D’autres chorégraphes ont travaillé avec des danseurs handicapés. Alvin Ailey créa en 1982 une école de danse dans le cadre du programme culturel New Visions Dance Project, qui fut par la suite élargi aux adultes. Les cours étaient enregistrés sur cassettes audio. Pour le chorégraphe noir-américain, les aveugles, en réalisant “qu’ils peuvent créer quelque chose avec leur propre corps (…) se sentent plus intégrés dans la vie et ont plus confiance en eux-mêmes.” Steve Paxton, figure de la postmodern dance et du contact improvisation, créa en 1986, avec Anne Kilcoyne, le Touchdwon Dance au Dartington College of Arts de Londres, une structure aujourd’hui iinstallée à Manchester et visant à favoriser l’intégration des personnes déficientes visuelles tout en étant ouverte aux autres danseurs, handicapés ou non en utilisant des partitions faites de paroles, de mouvements et de signaux sonores. La compagnie Acajou, qui fut créée en 2005 par Delphine Demont et José Luis Pagés, propose des ateliers de danse contemporaine ouverts aux handicapés visuels où l’on a recours à l’improvisation, à la technique Feldenkrais, à la respiration et où l’on cherche à résoudre les problèmes de déplacement et de repérage dans l’espace, à prendre conscience du schéma corporel (et de la coordination) et à dépasser les mouvements quotidiens en mutipliant les difficultés techniques.
De la ségrégation, on est passé à l’intégration, et de l’intégration à la notion d’inclusion qui implique un effort non de la personne handicapée elle-même mais, en sens inverse, de la société vers elle. L’accessibilité culturelle est ainsi définie dans l’article 27 de la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 : “Toute personne a le droit de prendre part librement à la vie culturelle de la communauté, de jouir des arts et de participer au progrès scientifique et aux bienfaits qui en résultent. Chacun a droit à la protection des intérêts moraux et matériels découlant de toute production scientifique, littéraire ou artistique dont il est l’auteur.” L’article 30 de la Convention de l’ONU de 2006 stipule : “Les Etats Parties reconnaissent le droit des personnes handicapées de participer à la vie culturelle, sur la base de l’égalité avec les autres, et prennent toutes mesures appropriées (…).” Parmi les moyens destinés à compenser les déficits visuels – l’utilisation du braille, l’usage de gros caractères, les documents en relief, l’audiodescription, les aides techniques (lunettes, loupes, jumelles, téléagrandisseurs, vidéoagrandisseur, etc.), l’accompagnement, l’aide animalière –, nous avons choisi de détailler l’audiodescription.
David Toole
David Toole est un handicapé physique, sans jambes mais avec toutes ses dents, une nature comique et de remarquables qualités d’athlète et de danseur. C’est une figure marquante de la danse contemporaine et du théâtre britanniques. Il a débuté en 1992 au sein de la Candoco Dance Company, qui valorise en les intégrant les personnes handicapées, une structure créée au nord de Londres en 1991 par Celeste Dandeker et Adam Benjamin et qu’animent de nos jours Stine Nilsen et Pedro Machado. En parallèle, David étudia pendant un an au Centre Laban, fondé en 1948 à Manchester et qui est installé depuis 1975 à Londres.
Il a fait de nombreuses tournées avec la compagnie Candoco jusqu’à la fin des années 90, avant de se lancer dans d’autres expériences, au théâtre et au cinéma : rôle de Puck du Songe d’une nuit d’été, en 1995, rôle du créateur de mode dans le film La Leçon de tango (1997) de Sally Potter, travail au tournant de l’an 2000 avec la troupe théâtrale Graeae, créée en 1980 par Nabil Shaban et Richard Tomlinson, spécialisée dans l’actorat handicapé. Il collabora avec DV8 et fit partie de la pièce Can We Afford This, créée en 2000 aux J.O. de Sydney, qui était une première mouture de la chorégraphie The Cost of Living. Il a ensuite travaillé, en 2007, avec la prestigieuse Royal Shakespeare Company et continué son travail d’artiste au Théâtre national du Pays de Galles, avec la Compagnie de danse Remix du Cap, etc.
Nous avions quant à nous découvert David Toole dix ans avant la sortie du film The Cost of Living, dans le court métrage de Margaret Williams, Outside/In (1994), chorégraphié par Victoria Marks, qui faisait partie d’une série de films de danse produits par la BBC, qui ont pris la relève des films des années 80 produits en France, puis en Belgique et nous ont permis de découvrir les chorégraphes ayant succédé à Michael Clark ainsi que des cinéastes d’exception comme David Hinton.
The Cost of Living (2004)
L’action se passe dans une station balnéaire de la côte anglaise, Cromer, dans le Norfolk, à la fin de la saison estivale. Autrement dit, le film n’est pas une captation pure et simple de la chorégraphie de DV8 crée quatre ans plus tôt mais une adaptation cinématographique de la danse, dans le cadre d’une narration, d’un film de fiction, avec des personnages évoluant dans des décors naturels, en intérieur et en extérieur. Ces personnages sont “joués” par des danseurs. Une voix-off, celle de John Avery, apporte des précisions au récit ou commente avec humour diverses situations. La plage, le peer, le jardin, l’appartement, le studio de danse, la boîte de nuit sont la nouvelle scène proposée à la danse par le film. Il faut dire qu’au départ The Cost of Living est une pièce chorégraphique de DV8. Pour une fois, le chorégraphe Lloyd Newson a décidé de signer et de soigner la réalisation.
Les dialogues sont légers et amusants. Du genre : “comment comprendre la fin sans voir le début?”. On fait aussi des remarques sur la condition de l’intermittent du spectacle ou de l’artiste de rue obligé de faire littéralement le clown pour survivre. Cela donne en tout cas une idée de l’option diégétique du chorégraphe-réalisateur. Parmi les personnages incarnés par les comédiens-danseurs, deux sortent très vite du lot : Eddie (Eddie Kay), le jeune premier à l’accent prolo et son alter ego handicapé, David, alias David Toole, l’homme-tronc. Le film détaille l’épopée de ces Don Quichotte et Sancho quelquefois moralisateurs à l’excès (Eddie ne cesse de moquer et d’astiquoter les homosexuels) et leurs rencontres lors de leur pérégrination – des artistes et marginaux vivant d’amour et d’eau fraîche, sinon de leur art, ayant chacun sa spécialité : on pense par exemple à la danseuse de hula-hoop.
Le film est sensible, sensuel, pour ne pas dire “sexuel”. Les mouvements de danse y sont caressants. Outre des numéros érotiques, Newson tisse un jeu sur les regards de ses protagonistes. Il insiste au moins à deux reprises sur la question du voyeurisme (cf. l’interrogatoire du héros handicapé par un personnage douteux qui débute sur la question : “Qu’est-il arrivé à tes jambes?”). La problématique du handicap est traitée avec subtilité, distance et autodérision (cf. le passage du tandem en trottinette, qui rappelle le gag classique du faux cul-de-jatte se relevant de sa planche à roulettes tel qu’on le trouve dans les journaux illustrés ou dans le film Entracte; cf. David à califourchon sur Eddie qui, de loin et par un effet de trompe-l’œil, semble avoir retrouvé ses jambes). L’homosexualité est un thème récurrent (cf. le passage où David se maquille face caméra; cf. la scène dans les toilettes des hommes). Toutes les formes de danse sont convoquées, du néo-classique au contemporain en passant par la danse de variété dite “modern jazz”. Il y a de beaux solos de danse de club, comme par exemple sur la chanson “Believe” de Cher. Le chorégraphe est sans aucun doute francophile car on entend ici et là des refrains à l’accordéon tels que “Sous le ciel de Paris” (1951) de Jean Dréjac et Hubert Giraud…
Enter Achiles (1996)
Le film a été réalisé par Clara Van Gool, l’auteur de la pièce destinée à la scène et de son adaptation étant Lloyd Newson. On découvre un groupe d’hommes, au début torse nu, à l’allure sportive et au look de supporters de foot, évoluant dans un pub où la bière coule à flot. Le naturalisme de la scène est brisé par l’absence totale de paroles, la stylisation des gestes quotidiens et l’introduction de fantasmes et de scènes surréelles (cf. l’homme et la poupée gonflable, par exemple). Malgré l’utilisation de la musique, parfois diffusée à fond (des morceaux faisant partie du répertoire pop, “dub”, “pub rock”, on pense au “Roxette” de Dr Feelgood, et même disco, comme le “Stayin’ Alive” des Bee Gees, diffusé par les clubs et les discothèques de l’époque), on n’est pas vraiment dans l’esthétique de ce qu’il est convenu d’appeler en France le “clip vidéo”.
L’esthétique est par moments assez proche du magnifique film de David Hinton Dead Dreams of Monochrome Men (1989). Sauf qu’ici, l’image est en couleurs ! On a des scènes de bagarre au bar dignes des westerns, des cascades ralenties bien sûr, amorties, heureusement ! Des duos très réussis, aussi. Tout est donc sous contrôle. La violence est domptée par le chorégraphe et ses interprètes. L’orgie est somme toute limitée au lieu de beuverie, de fumerie et de jeux enfantins qu’est le pub. On baigne littéralement dans la bière, mais ce n’est pas bien méchant. On se tient par l’épaule, on se touche et on flirte gentiment entre machos. On vole et on valse. On danse le tango. On jongle avec un ballon. La chorégraphie semble suivre scrupuleusement un rituel entre hommes proche non pas d’une séance SM comme cela était un peu le cas dans Dead Dreams of Monochrome Men, mais d’un bizutage. Le but poursuivi par les auteurs n’est pas pour autant, nous semble-til, de fasciner la spectateur par cette violence simulée ou par ces scènes d’humiliation feinte, mais de décrire froidement ces éléments pour les tenir à distance. À la bonne distance.
Et plus si affinités
Ces deux films seront présentés à l’occasion du festival DesArts/DesCinés