Je ne vous le cache pas, les premiers jours de 2015 m’ont bien donné la nausée. Difficile de ne pas avoir les boyaux en révolution quand on voit les ravages du fanatisme érigé en modèle de barbarie. Dans le maelstrom médiatique qui a ajouté à la gerbe un mal de crâne bien carabiné, j’ai fait une petite pause, histoire de retrouver un semblant de raison et de bon sens. Bouquins, docs, … j’ai voulu comprendre. Et c’est alors que je me suis souvenue de Tartuffe. Epoque différente, contexte autre mais déjà, encore et toujours les ravages de l’aveuglement disséqués d’une main de maître par Molière le Grand. Nous sommes au XVIIème siècle, dans une France qui continue son unification territoriale, économique et religieuse sous la poigne de fer du Roi Soleil. Aucune contestation n’est tolérable, et Louis XIV voit d’un œil peu amène l’ancrage dans l’entourage de la Reine Mère de la Compagnie du Saint Sacrement, qui n’a de cesse de critiquer les écarts amoureux du souverain, la pompe démesurée de la Cour. Tartuffe ou l’imposteur arrive à point pour tourner en dérision les excès de la dévotion et l’aveuglement qu’elle alimente dans une intrigue d’une rare efficacité.
Bourgeois riche et puissant, Orgon est exemplaire dans sa foi. De plus en plus depuis qu’il a pris sous son aile Tartuffe, dévot miséreux rencontré à l’église et qu’il a accueilli par charité chrétienne sous son toit. Celui-ci depuis fait office de directeur de conscience pour lui et sa mère, Mme Pernelle. Le reste de la famille, épouse, enfants, beau-frère et jusqu’à la servante, la lucide Dorine, a beau tirer la sonnette d’alarme, flairant le piège, Orgon n’en a cure et ne se préoccupe que du « pauvre homme ». Ses transports laissent d’ailleurs mal à l’aise tant son empressement semble plus celui d’un amant que celui d’un ami, et il faudra l’astuce d’Elmire, sa femme, secrètement désirée par Tartuffe qui lui en a imprudemment fait l’aveu (ah les femmes décidément), pour qu’Orgon ouvre les yeux. Mais trop tard, le dévot est peut-être faux, il est surtout un escroc d’une redoutable efficacité et seule l’intervention du Prince rendra justice et restaurera l’ordre en confondant le vilain au moment de sa victoire.
En quelques 2000 vers d’une écriture impeccable, subtile, mordante, Molière analyse avec ironie les excès auxquels conduisent une foi excessive, aveugle, qui rend manipulable. Si l’on rit, on tremble également, en mesurant les dérives qui entraînent Orgon et sa famille dans de bien dangereux remous. Astucieusement, le dramaturge introduit son personnage éponyme à l’acte II, alors que depuis la première réplique on ne parle que de lui. Pervers, manipulateur, faux … son influence partout règne, pesante et pernicieuse, mais il n’occupera que peu le devant de la scène. Une manière de dire que sa puissance ne lui vient que de ceux qui veulent bien se laisser berner ? Louis XIV eut beau applaudir la pièce lors de sa représentation au terme des célèbres Plaisirs de l’île enchantée, face au scandale, il se résolut à interdire l’œuvre. Et Molière de liguer contre lui un peu plus d’ennemis. Preuve que sa vision était lucide, ses caricatures bien senties. Son propos toujours d’actualité. L’homme qui se se drape dans un foi extrême toujours risquera de tomber au mains d’autres hommes prompts à l’influencer et le tromper.
En regardant la mise en scène historique de Jacques Charon pour la Comédie Française, avec Robert Hirsch plantant un Tartuffe incroyable de nuance et de justesse, on ne peut que s’en convaincre. Et les autres mises en scène, nombreuses au travers du temps, car le chef d’œuvre de Molière continue d’interpeler les metteurs en scène du monde entier par sa noirceur, sont à l’encan. D’une représentation à l’autre, toujours la même sensation : en écoutant ces répliques pourtant datées de 1664, soudain notre présent fait sens. Ce qui n’est pas forcément pour rassurer.
Et plus si affinités
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