1715 : l’Opéra Comique voit le jour, compensant son trop sérieux cousin, ses pompeuses intrigues et son carcan de règles par l’allant sautillant d’historiettes aussi savoureuses que féeriques. C’était il y a trois cents ans ; toujours bien vivante, l’auguste et divertissante institution a décidé de célébrer ce tricentenaire dans l’esprit festif et spectaculaire qui la caractérise depuis sa création. Au programme de cette saison, Les Fêtes vénitiennes de Campra tiennent donc une place de choix.
Carnaval de Venise, fantasmes et autres bagatelles
Précisons que l’opéra ballet représenté pour la première fois en 1710 à l’Académie Royale illustre parfaitement les codes du genre. Pas de dieux ni de héros ampoulés empêtrés dans leurs armures et leurs plumes grandiloquentes, encore moins de choix cornéliens, exit les déclamations pathétiques, les grands sacrifices et les récits historiques où l’honneur fait la grandeur de l’âme. Très clairement, Campra choisit ici le registre de la bagatelle, et quoi de mieux pour cela qu’une petite visite de Venise en période de carnaval ???
Il faut dire que quand le compositeur et son comparse librettiste Danchet s’attellent à l’écriture de l’œuvre, Venise fait l’objet d’un tourisme architectural, politique et sexuel féroce. Cité du libertinage le plus éhonté, la Ville Rouge sert de plaque tournante à la prostitution de luxe, on y joue beaucoup d’argent dans les tripots et même les nonnes ont la réputation d’avoir la cuisse belle, généreuse et agile. Voici de quoi alimenter les fantasmes les plus fous, et le provençal Campra va se remémorer ses solaires racines pour échauffer le ton de ses tableaux et produire un petit chef-d’œuvre.
Courtes intrigues et succès à la mode
Car oui, l’opéra ballet peut être amusement, il ne prend pas pour autant la frivolité par-dessus la jambe, et sa structure composée de courtes intrigues se doit d’être rigoureuse dans l’art de la synthèse de ton et de la variété des actions. Objectif visé : que le spectateur respire entre deux changements d’univers sans perdre son intérêt, vite détourné par les conversations mondaines, les petits dîners et les jolies petites actrices venues visiter les loges en salle. C’est qu’à l’époque il y a autant d’animation sur scène que parmi les spectateurs, et l’opéra-ballet prend des allures de concert rock où l’on boit/mange/jouit en plein aria. Du coup, il faut un minimum focaliser l’attention. Et pour ça, Campra sait faire, jouant à fond la carte de l’amour précieux (les paroles sont délicieuses), de l’exotisme et de l’épicé.
Bacchanales de masques, femmes jalouses, séducteurs éconduits, amoureuses actrices, princes travestis, les Vénitiens à la sauce Campra sont tous des adorateurs de Vénus et du plaisir des sens. C’est donc à une sorte de Feux de l’amour baroque que les spectateurs assistent, matant les personnages dans les rues, les places de la Sérénissime, pénétrant les salons, les alcôves, les coulisses et les scènes de théâtre pour observer ces mœurs joyeuses et plutôt ludiques, où les chants d’amour sont entrecoupés de ballets scintillants. Dépaysement garanti, pour le public d’alors (Les Fêtes vénitiennes fut un hit de l’époque avec quelques 300 représentations à son actif) … et pour l’audience d’aujourd’hui.
L’esprit du Carnaval
Dans la fosse et sur scène nous trouvons les très baroques Arts Florissants (habitués des lieux qu’ils animent de leurs créations depuis 1983), emmenés par ce diable d’homme qu’est William Christie, qu’on voit gérer tout ce beau tourbillon depuis sa place de chef d’orchestre, avec un flegme débonnaire et stoïque qui voile à peine le plaisir intense pris à travailler cette partition. Osmose ??? On dirait bien en regardant musiciens, chanteurs et danseurs (le Scapino Ballet Rotterdam qui apporte au propos sa gestuelle très comedia dell’arte) s’amuser comme des petits fous à interpréter cette sauterie sous la direction du metteur en scène Robert Carsen.
Ce dernier exploite le filon de la découverte en imaginant des touristes contemporains, appareils photos, sacs à dos et plans en main, emportés par l’esprit du Carnaval dans une bacchanale qui les ramène au temps jadis. Renaissance, XVIIIᵉ siècle, les tonalités de rouge jettent de la passion et de la sensualité aux yeux éblouis par des salons à la Longhi, tandis que les scènes en extérieur se parent du bleu liquide de l’acqua alta. Défilés de prostituées aux perruques diaboliques, paniers de robes en forme de roue de la Fortune, danseurs moutons singeant les Pastorales, tout est fait pour rappeler les outrances des déguisements de carnaval, dont la haute figure introduit et conclut ce merveilleux voyage dans le temps.
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Le spectacle remplit son contrat : enchanter d’une part, restituer un type théâtral spécifique d’autre part, réveiller une œuvre du répertoire et rendre hommage à un compositeur enfin. Surtout reprendre contact avec les racines de l’opéra, une autre manière de vivre le théâtre, la composition, la musique (et à ce titre on appréciera par ailleurs l’effort de retransmission qui permet de sortir le spectacle de la salle pour le diffuser sur les ondes).