Et hop, une chronique ARTchemisienne de plus dédiée au grand Jean Teulé (que voulez-vous, quand on aime, on ne compte pas). An de grâce 2009: arrêtons-nous sur les quelque 120 pages du très charmant Mangez-le si vous voulez.
Une journée de sévices
Une petite balade bucolique dans les campagnes périgourdines, où nous assistons la fleur aux lèvres au massacre en règle d’un jeune nobliau mis en pièce par des villageois au cours d’une foire au bestiau. Nous sommes en 1870, en pleine guerre contre ces salauds de Prussiens, n’est-ce pas, et l’ambiance est au stress patriotique. Alain de Monéys, adjoint au maire, humaniste et prêt à partir au front défendre sa chère France, va le découvrir à ses dépens et avec la candeur la plus totale, tandis qu’on supplicie son corps de diverses et horribles façons… pour finir par le dévorer.
C’est que, voyez-vous, dans la cohue de la kermesse, la chaleur de l’été, le bruit de la foule et l’effet du vin, on a tôt fait de mal entendre une phrase, un mot est si vite mal interprété. Un dérapage verbal et le pauvre Alain, de personne appréciée qu’il était, est assimilé soudainement à un « enculé de traître » je cite entre autres noms d’oiseau. En quelques minutes, ceux qui le saluaient aimablement, ceux qu’il avait secourus, ceux qui lui devaient beaucoup, le connaissaient pour un gentil garçon, un cœur d’or, se saisissent de bâtons pour abattre le félon, qui finira brûlé vif au terme d’une journée de sévices d’une violence écœurante.
Le mécanisme de la folie collective
Écœurant est le terme qui convient, pour évoquer ce lynchage aux allures de catharsis, de sacrifice expiatoire, dont Teulé ne nous épargne rien, de sa prose épique et onirique en diable. Je passe sur les atrocités qu’on commet sur le pauvre garçon, qui au passage distingue parmi ses bourreaux d’anciens amis, des proches, des voisins, sur l’impuissance des rares courageux qui cherchent à le sauver, pour m’attarder sur l’effet de masse, que l’auteur de Je-François Villon, Charly 9 et Fleur de Tonnerre décrit avec faconde, jubilation et fascination, de ce regard pénétrant de bédéiste qu’il fut en son temps.
Car pourquoi diable chroniquer ce jour un ouvrage édité il y a des années, ma foi ? Déjà parce que je ne l’avais pas lu, mea culpa, et que cela manquait à mon palmarès. Ensuite parce que j’étais curieuse de savoir comment Teulé allait se dépatouiller de ce fait divers odieux et orgiaque, véritablement survenu un jour d’août 1870, et qui fit couler l’encre de bien des analystes. Surtout, car l’approche de Teulé, abreuvé à ce crime hors normes, décrit de manière puissante le mécanisme précaire, mais redoutablement efficace de la folie collective. Les coupables une fois arrêtés, c’est la même rengaine : « j’ai perdu la raison ».
Justice qui arrive trop tard, qui punissant les plus pauvres des participants, ignore délibérément l’implication pour le moins active de l’instituteur et de sa harpie de femme, pourtant éduqués, et d’autres notables de Hautefaye … La scène pourrait se passer n’importe où, n’importe quand sur cette bonne vieille terre. Il suffit d’une actualité de crise, d’une rancœur larvée, d’une foule avinée, d’une parole de travers… et c’est parti pour démembrer le pauvre bouc émissaire et manger ses restes dans la joie, le sang et la bonne humeur. C’est arrivé en 1870 dans nos campagnes, … cela pourrait recommencer n’importe quand, et rien ne dit que nous n’en serions pas les victimes… ou les massacreurs.