Décidément l’héroïne de Haendel plaît aux metteurs en scène ! Après la très épurée version de Pierre Audi pour l’Opéra de la Monnaie de Bruxelles, c’est Katie Mitchell qui s’approprie le chef d’oeuvre lyrique pour le compte du festival d’Aix en Provence 2015. Et son approche est pour le moins décalée puisqu’elle aborde le récit d’Arioste à la manière d’un Fifty Shades of grey!
Un salon qui a tout de l’alcôve de bordel luxueux, cerné de sombres cabinets de travail, et d’un laboratoire mystérieux. Sur deux étages, le décor de Chloe Lamford évoque une maison de poupée glauque et menaçante, avec ces pièces secrètes où Alcina et Morgana transforment leurs amants en animaux, comme le feraient des taxidermistes ou des tueuses en série. Dans la lumière de leur pièce de réception, elles sont jeunes, belles, lascives, sexuellement dévoratrices et langoureusement séduisantes. Dés qu’elles pénètrent leurs secrets appartements, elles reprennent l’apparence de femmes vieilles, flétries par l’âge, la sorcellerie et l’amertume. L’effet est terriblement oppressant, et apporte une dimension toute de suspens à cette intrigue de femmes.
Bradamante, éplorée d’avoir perdu son courageux Ruggiero, déboule sans cet univers comme le ferait le soldat d’élite d’un commando d’intervention. Et il va lui falloir bien de la ténacité pour récupérer son époux et le sortir des griffes de la rousse ensorceleuse, qui n’hésite pas à profiter de son amant sous les yeux de l’épouse travestie, elle-même convoitée par Morgane. Le marivaudage doublé de quiproquo fait ici place à un jeu particulièrement pervers, typique des clubs échangistes et des réunions S/M. Kinky en diable, la perception de Katie Mitchell pousse ses interprètes à se mettre à nu, dans ce récit d’une grande modernité sur les méandres du désir, du plaisir et de la souffrance. Car Alcina, ses ennemis comme ses comparses, après tant de jouissances vont connaître l’amertume de la perte.
Pour porter cette fable délicate sur l’égarement des sens et l’exploration des limites, les chanteurs exploitent l’éventail des acrobaties vocales offertes par la partition haendelienne. Citons Patricia Petibon en tête qui assume le rôle titre avec volupté avant de sombrer dans la douleur de l’indifférence et de l’abandon, sa première aria sur la trahison vibrant de tout le chagrin soudainement infligé. Anna Prohaska incarne une Morgana adepte de la soumission, dont les gémissements constellent les arpèges. Chose inhabituelle mais néanmoins très appréciable, c’est au contre-ténor Philippe Jaroussky que revient le personnage de Ruggiero, habituellement confié à une mezzo-soprano. Le réalisme n’en est qu’accentué. De même ce sont deux jeunes membres du Tölzer Knabenchor qui assurent en alternance le rôle d’Oberto. On appréciera par ailleurs le travail du rythme et des cadences voulu par le chef d’orchestre Andrea Marcon.
L’ensemble se veut dérangeant, … et l’est. Érotique peut-être, mais surtout particulièrement cruel, désinvolte et sombre. Découvert sur The Opera Platform dont nous vous parlions à la mi août, ce spectacle justifie pleinement la vocation du site comme du festival : favoriser la lecture moderne des classiques du répertoire, tout en changeant leurs codes d’interprétation, cela afin d’ouvrir l’art lyrique à un public plus large. C’est ici chose faite, avec une originalité provocatrice d’une grande audace.
Et plus si affinités