Bettencourt Boulevard : c’est d’une tragédie qu’il s’agit, Michel Vinaver le répète en continu tout au long des 30 tableaux qui composent cette saga : l’affaire Bettencourt ici relatée dans ses épisodes les plus marquants, dresse le parcours de la puissante et richissime famille pour en fouiller les recoins les plus sombres, comme l’aurait fait un Euripide ou un Sophocle.
Pots de vin et nausée
L’Histoire ? Elle est là bien sûr, prétexte à toutes les dérives, toutes les compromissions, les bassesses, … pour la France, la Nation … l’argument assaisonné aux sauces les plus ragoutantes justifie des arrangements amoraux et vils, l’abjection même de la Shoah, de la collaboration, du parjure. Du haut de leur Panthéon de fric facile et de luxe odieux, le clan Bettencourt s’acoquine avec politiques, banquiers, industriels et artistes, convaincus de leur droit légitime et dynastique à déterminer la vie des rampants qui les entourent, serfs à peine plus importants qu’une poussière.
D’une plume acérée dont l’ironie se fait aussi légère qu’une aile d’ange, Vinaver donne à voir les rapports pervers qui animent cette jet set parée de ses ors et de ses péchés : sous la parole convenue des dialogues de salon, c’est une rage, une folie qui sommeille tandis que s’échangent des sommes gargantuesques, des cadeaux sans prix, des pots de vin par centaines. On rit à ce spectacle, d’incrédulité, d’effarement, de honte tandis que la nausée doucement mais sans frein envahit l’estomac, la gorge, la bouche.
Des dieux et des hommes
Une tragédie donc, avec ces personnages réels dépeints comme des dieux qui dictent nos destinées, orientent nos vies, tranchent le fil de nos jours. N’ont-ils pas la main mise sur l’économie, l’argent, la politique ? Savent-ils seulement comment vit le commun des mortels, dans leur démesure, leur gloriole ? Heureusement, Vinaver de réplique en réplique fendille cette image radieuse, pour faire apparaître les serpents de l’avidité, de la folie, de l’avachissement … ces dieux ne sont après tout que des hommes.
Des hommes et des femmes. Avec leurs peurs, leurs attirances, leurs désirs. Prenez Liliane, richissime héritière aux portes de la décrépitude … avec sa mise en pli impeccable et son éducation de grande bourgeoise qui soudainement s’amourache d’un vieux beau, artiste prétendu, spoliateur certain, qu’elle couvre de cadeaux, à la consternation de son entourage de domestiques fidèles comme des chiens de compagnie, à la grande colère d’une fille délaissée, ombre transparente réfugiée dans l’oubli de la musique et des études classiques.
Histoire d’un refus
La tragédie toujours, … comme dans les peurs de cette comptable, terrorisée devant les malversations qu’on lui demande de commettre, mais qui dit non, tremblante … Alors le destin se rompt, commence une autre histoire : celle d’un refus, celle des limites découvertes lorsqu’elles sont enfin atteintes, la beauté qui se fane, la raison qui s’échappe, la justice qui frappe, l’opinion publique qui demande des comptes … « Qu’est-ce que le théâtre vient faire là-dedans ? » conclut malicieusement l’auteur par la voix du choeur ?
Mais tout justement, tout. Car il faut bien la distance de la scène, l’espace sacré du plateau, pour échapper au champ de bataille médiatique et enfin souligner le caractère universel de cette épopée. Au verbe si juste de Vinaver, ajoutons la direction de Christian Schiaretti qui place la quinzaine de figures impliquées sur un échiquier peuplé de sièges blanc, comme des fauteuils design de prix ou des chaises de parloir, sur un dédale de carrés aux couleurs criardes, œuvres contemporaines, parois impersonnelles des administrations …
Une mise en scène à la Brecht
En regardant la mise en scène se dérouler, on pense aux principes de Brecht, la logique du spectacle respire l’atmosphère de Splendeurs et misères du IIIeme Reich, dans la combinatoire des décors, la rythmique des péripéties, la valse des répliques, le jeu des acteurs … outrancier chez certains, retenu chez d’autres, à la limite du clownesque par instants pour se charger d’émotions retenues la seconde d’après. On appréciera notamment la prestation de Jérôme Deschamps métamorphosé en Patrice de Maistres, Didier Flamand qui endosse le rôle clé de Banier, la très lyrique Christine Gagnieux pour incarner Françoise la fille mal aimée …
Au centre de cette sarabande, Francine Bergé place sa Liliane, à la fois comme un pilier inébranlable et une victime expiatoire. Pas de morceau de bravoure, les comédiens se correspondent, se fondent en un tout pour apporter de la cohérence à cet effet de mécanique tragique. L’opération est délicate, ils donnent vie à des vivants, des êtres concrets, dont ils restituent les gestes, l’allure et les accents avec fidélité sans jamais tomber dans la caricature, même si cette histoire au final est tristement bouffonne.
Enracinée dans la tragédie grecque, cramponnée dans les drames shakespearien et romantique, Bettencourt Boulevard trouve son ciment dans la tragédie de l’absurde, et certains passages rappellent fortement l’absence de communication, l’errance, la torture des héros de Ionesco, de Beckett. Quand la Cantatrice chauve et Godot se rencontrent enfin, il faut que ce soit dans les mœurs et les pratiques de nos élites dirigeantes … Et Vinaver le prouve ici de flagrante manière.
Et plus si affinités
http://www.tnp-villeurbanne.com/manifestation/bettencourt-boulevard-nov-dec-15-16#/documents