Après deux représentations exceptionnelles à Biarritz-Gare du Midi, ancien échange ferroviaire ayant supplanté pour l’occasion le centre du monde qu’est, théoriquement du moins et si l’on en croit Salvador Dali, celle de Perpignan, données dans le cadre élargi de “Saint Sébastien capitale européenne de la culture 2016”, le Malandain Ballet Biarritz, sonorisé live par l’Orchestre symphonique d’Euskadi sous la direction d’Ainars Rubikis, a présenté en avant-première, du 11 au 13 décembre 2015, dans l’espace, littéralement féerique, qu’est l’Opéra royal de Versailles, sa version perso du conte pour enfants, petits ou grands, La Belle et la bête.
Le récit (classé n° 425 C par les Ludwig von Köchel du conte populaire, Antti Aarne et Stith Thompson, inspiré de ceux d’Apulée, de Francesco Straparola, de Mmes de Villeneuve et de Beaumont) n’est ni clair, ni clairement énoncé, les mots pour le dire y étant inexistants, comme est absent tout recours au facile et archaïque langage pantomimique. De telle sorte que les “phrases” chorégraphiques s’enchaînent continument et comblent jusques aux brefs silences séparant les thèmes symphoniques pris chez Tchaïkovski, extraits d’Eugène Onéguine (1878), de sa Cinquième Symphonie (1888), de la Pathétique (1893), ainsi que de son Hamlet (1888). Du conte, on ne retient goutte, mais cela n’a guère d’importance, somme toute, puisque c’est de danse, non de littérature, qu’il s’agit.
Parmi les chorégraphes tradi qui s’exportent le mieux de France et de Navarre (si tant est qu’Euskadi et Monaco fassent partie de ce découpage électoral), Angelin Preljocaj, Jean-Christophe Maillot et Thierry Malandain, ce dernier est sans doute le plus classique des trois. Preljo fait en effet sans cesse des incursions du côté du contemporain d’où il s’origine; Maillot, en ce milieu qui n’a rien de médiocre, s’en tient au néoclassique pur et dur, si l’on ose dire; Malandain, n’était quelque audace langagière (il préfère le pied quasiment déchaussé, la demie à la pointe, l’explicite non ostensible au gros symbole, etc.), continue à écrire comme on pouvait le faire avant la révolution russe de Diaghilev. De ce décalage horaire, le chorégraphe tire avantage. Paradoxalement, il se libère des contraintes et parvient à innover dans un champ miné de conventions.
Dans son adaptation de La Belle et la bête, avec force tambours et trompettes, la troupe en son entier paraît prise par la fièvre du samedi soir. Celle-ci est communiquée aux seconds comme aux premiers rôles par les standards de Tchaïkovski, impulsée et maintenue une heure trente durant par l’orchestre basque en pleine forme qu’aiguillonne le jeune chef à l’impeccable brushing. Dès lors, peu nous chaut la fidélité au prétexte invoqué – l’histoire à dormir debout d’une Psyché biface, voire bipolaire, sautant sur tout ce qui bouge, y compris coq et âne, revivifiée par Dr Freud et Mr Leid –, l’illustration du propos affiché, le nombre de frangins et frangines recrutés pour l’occasion (les trois sœurs tchékhoviennes réduites à deux en raison de la crise des subprimes). Nous étions là, en effet, pour voir le défilé et l’avons vu. L’écrin de l’opéra royal n’a pas besoin d’écran pour sublimer la danse. Nulle ligne budgétaire pour la scénographie n’a été dégagée. Tout pour la musique ou presque, celle d’un orchestre au grand complet, à base de violons, altos, violoncelles, contrebasses, flûtes, hautbois, clarinettes, bassons, cors, trompettes, trombones, tuba, timbales et percussions garnissant la fosse.
Le reste pour la danse et des compléments pouvant l’aggrémenter : les costumes d’un goût très sûr, signés Jorge Gallardo et réalisés par Véronique Murat, les lumières dues à Francis Mannaert, deux tables-trois chaises néogothiques dessinées par Frédéric Vadé… Le ballet est réglé avec une précision diabolique. Le savoir-faire de Malandain n’est jamais pris en défaut. La diversité des corps se rit des vieux canons esthétiques et, filles et garçons, musculeux ou éthérés, XXS ou étirés, brunettes ou blondinets, s’unissent idéalement, idylliquement, exemplairement. Les quelques fixettes qu’il nous faut bien pointer ne serait-ce que pour rester crédible (rideaux tirés en long, en large et en travers, sous le moindre prétexte, à tout bout de champ, comme si le fondu au noir du jeu d’orgue était définitivement HS ; avec le peu de répit laissé aux danseurs comme aux spectateurs, l’excitation manque virer parfois à l’extinction des feux; grands écarts en veux-tu en voilà) n’empêchent pas la réussite de cette superbe entreprise.
Il convient de souligner que les moultes trouvailles chorégraphiques – les portés inédits, les glissades et roulades en tous sens, les contorsions circassiennes, le numéro cabaretier op’ de jambes en l’air décontextualisées rappelant les bizarreries abstraites de Pilobolus, les tenues tigrées clignant de l’œil aux femmes-panthères des Ziegfeld Follies – du créatif Malandain renouvellent un genre qu’on pensait suranné. Qui plus est, le couple-titre formé par Mickaël Conte et Claire Longchampt est d’un très haut niveau interprétatif.
Et plus si affinités