Premier réflexe en sortant ce jeudi soir du théâtre Gérard Philippe de Saint Denis: ouvrir internet et chercher. Chercher qui était ce gamin au visage d’ange, ce qu’il fit, qui il a tué, comment, pourquoi. Pour voir si Roberto Zucco avec un « z » colle à la peau de Roberto Succo avec un « s », son modèle humain, pour voir à quel point le héros de Koltès est une réplique ou une projection de la sordide réalité d’un assassin. Biographie de la journaliste Pascale Froment, émission Faites entrer l’accusé, petit à petit nous mesurons comment Koltès a extrait son personnage de la schizophrénie initiale du tueur en série vénitien pour l’ériger en véritable spirale de folie, de destruction et de mort. Zucco avec un « z » par instant fait référence à Succo avec un « s » mais si peu, ou si fort que c’en est une sublimation au sens chimique du terme.
Zucco, gaz mortel au parfum sucré, qu’on inhale comme les relents entêtants de la chocolaterie de Willy Wonka, les vapeurs de souffre d’un volcan sur le point d’exploser … un corps en fusion, dont la fièvre incendie une société avide d’immolation. De station en station, Zucco construit son chemin de croix, parsemant chaque station de cadavres sacrifiés, qu’il exécute en réponse à la démence du monde. A chaque fois il agit en dehors de lui-même, comme pour réaliser le désir de quelqu’un d’autre. Au pied de la lettre. Et cela terrorise. Bien plus que le récit fidèle des faits. Cela terrorise et cela fascine. Le texte de Koltès possède un pouvoir obsédant, une poésie en prose, qui peut être drôle par moment, mais pour mieux faire trembler ensuite. Un chien enragé, galeux, qui en attendant la mort, ne cesse de la donner, mort physique, mort des illusions, mort de cette blague hypocrite qu’est la cellule familiale … On y distingue l’abîme d’un vide existentiel, un être qui se brise sans fin, égaré dans les contradictions perpétuelles de son esprit malade, un labyrinthe vivant qui sert de chambre d’écho à l’errance existentielle de ses interlocuteurs.
Rimbaud, Claudel, Genêt … Koltès prend la suite de ces maudits pour dire en mots simples et insupportables une solitude atroce qui renvoie à d’autres solitudes, une liberté entravée qui n’en finit plus de rater la fuite des démons qui l’habitent. Est-ce pour cette raison que les répliques de cette cavale insensée n’en finissent plus de plaire et de scandaliser depuis 1988 ? Koltès termine la pièce à l’agonie, rongé par le SIDA et son héros devient le porte parole de sa détresse, ultime règlement de compte avec ce monde que le dramaturge observe depuis des années dans ses œuvres au vitriol … Sa pièce la plus jouée, la plus contestée, la plus honnie, la plus adulée … dérangeante, insupportable, édifiante … c’est Richard Brunel qui cette fois endosse la mise en scène du brûlot, tandis que Pio Marmaï se glisse comme un cobra dans la peau du personnage. Avec candeur, avec frénésie, avec détachement, avec ce balancement de plus en plus prononcé du corps caractéristique des ruptures profondes, l’acteur nous entraîne dans les méandres qui composent sa course à l’abîme. Drôle, attachant, répugnant … il déconcerte, brouille les pistes, froid par instants, puis ironique, prophétique, halluciné …
Autour de lui, une danse macabre de figures toutes plus pathétiques les unes que les autres, qui virevoltent comme des lucioles dans les délires du tueur, une société spectacle, qu’il s’agisse des bons bourgeois, des petites gens, ou de la racaille du Petit Chicago … jusqu’à cette scène atroce où le tueur exécute un enfant sous les commentaires sarcastiques de cette foule médiocre, … parce que la mère l’a demandé, dans un moment d’égarement … instant d’horreur, avant que ne reprenne la sarabande. Rythme, confrontation, énergie : pas une seconde de répit dans cette mise en scène qui investit totalement le plateau scénographié sur plusieurs niveaux, que relient des escaliers de métal mobiles. Fenêtres sales, matelas souillés, murs noirs, sur lesquels s’affiche le portrait du meurtrier, l’ennemi public n°1 sous une pluie de sacs plastiques enseveli tandis qu’on le met à mort … Brunel joue la carte du frénétique, de l’organique, de l’irrespirable, c’est une chasse perpétuelle qu’il dépeint, des individus qui se traquent sans jamais s’attraper, et qui quelque part ne valent guère mieux que celui qui va les exécuter … on ressort de ce tourbillon complètement perdu, percuté de plein fouet par la violence des mots qui vaut de loin celle des gestes, stupéfiante … à toutes ces questions posées, pas de réponses, des certitudes vidées de leurs substances … et le sentiment diffus, amer que c’est à la lecture d’un testament qu’on a été convié.
Et plus si affinités
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