On relie généralement la Comédie Française aux classiques du répertoire dramatique : Molière, Shakespeare, Marivaux, Feydeau … En investissant la Cour des Papes pour inaugurer la 70eme édition du festival d’Avignon avec une adaptation magistrale du film Les Damnés de Visconti sous la direction du flamand Ivo Van Hove, l’Illustre Maison rappelle qu’elle sait assumer des choix d’avant garde tout en s’engageant socialement et idéologiquement. Il était pourtant risqué de s’aventurer sur pareil territoire, le chef d’oeuvre cinématographique ne supportant aucune rivalité, de par la richesse et la précision de la mise en scène, le jeu puissant et inoubliable de ses interprètes. Qui oserait reprendre le rôle de Friedrich Bruckmann après un Dirk Bogarde, une Sophie Von Essenbeck après Ingrid Thulin ? Pourtant l’intrigue campée par Visconti est tellement fascinante que d’aucuns ont voulu s’en emparer.
Déjà en 2005, un autre metteur en scène hollandais, Johan Simons, avait amené en Avignon La Chute des Dieux, orchestré avec son complice, le percussionniste Paul Koek. Une version intimiste et en allemand où chaque acteur endossait plusieurs rôles dans une lecture entrecoupée de monologues ajoutés. Ivo Van Hove, quant à lui s’en tient à la trame originelle, aux répliques initiales, qu’il confie à une brochette de comédiens de très haut vol, prenant chacun son personnage à bras le corps, comme on le ferait d’un adversaire de catch, pour nous raconter la chute inexorable du clan Essenbek. Une riche famille nobiliaire qui a fondé sa puissance économique et sociale sur l’industrie de l’acier, et la fabrication d’armement. Menée d’une main de fer par le patriarche Joachim Von Essenbeck, la tribu doit néanmoins composer avec cet Hitler, ses SA et ses SS, que la riche bourgeoisie d’affaire a préféré soutenir, pour se débarrasser de la menace communiste. De plus en plus puissant, de plus en plus avide, le dictateur impose désormais ses volontés, lorgnant sur ces usines dont il convoite la production pour armer ses soldats et conquérir le monde. Le clan Essenbek n’y survivra pas.
C’est ce jeu de massacre que Visconti a décortiqué dans son chef d’oeuvre, fortement inspiré de l’esprit tragique, du théâtre shakespearien. Sous son microscope, la boulimie de pouvoir, la perversion sous toutes ces formes, la manipulation la plus abjecte, les pires déviances : tout est bon pour s’enrichir, mais à pactiser avec le diable, on perd son âme. Et la vie. Visconti ancre son récit dans le IIIeme Reich ; Ivo Van Hove, et c’est là l’intérêt de son approche, fait tomber les barrières du temps et de l’espace. Pas de croix gammée sur les uniformes, si certains chants sont germaniques, si le bras se tend dans un salut fasciste, ce pourrait au final se passer aux quatre coins de la planète, Chili, Argentine, Autriche, Rwanda, partout où la cupidité s’autorise à mettre au pouvoir des juntes destructrices et assassines dont on perd vite le contrôle. Plateau nu, espace sacré du jeu souligné de rouge, cerné d’un côté par des loges évoquant l’espace intime de chaque protagoniste, de l’autre par une série de cercueils où ils iront tous agoniser, coupables et victimes confondus, balayés sans pitié par cette folie fanatique et aveugle d’une idéologie de l’intolérance pure. Chaque mort reconfigure l’échiquier, tandis que les pions humains qui s’y affrontent disparaissent les uns après les autres, épiés jusqu’à leur dernier souffle par des caméras qui volent leurs moindres gestes, leurs plus petites émotions, retranscrites sur grand écran dans un flot de lumière aveuglante.
Impossible de tricher : l’objectif traque chaque personnage. Les acteurs doivent donc harmoniser un jeu très ouvert convenant à l’espace grandiose de la Cour des Papes avec une vibration intérieure, perceptible dans un regard, un souffle. Confidences des couples, intimité des corps, violence des affrontements verbaux, déchirements des êtres qu’on détruit … tous déploient une variété d’attitudes, des nuances hypnotiques : Didier Sandre, patriarche distingué, ému devant le poème que prononcent ses petites nièces pour son anniversaire, qui sent néanmoins sa puissance lui échapper, sait sa mort proche ; Denis Podalydès, qui prête sa gouaille et son énergie à Konstantin, le SA brutal et vindicatif ; Guillaume Galienne, exceptionnel Friedrich Bruckmann, dévoré d’ambitions, doutant de ses capacités, conscient de ses failles, face à sa maîtresse, la redoutable et charismatique Sophie Von Essenbeck, Elsa Lepoivre, à la diction froide et impeccable, qui doucement perd le contrôle de son fils, Martin. Martin justement, Christophe Montenez, véritable révélation de la pièce et preuve vivante que l’avenir est en marche pour cette institution vénérable de la Comédie Française. On notera enfin la prestation de Eric Génovèse dans le rôle du calculateur Assenback, SS qui symbolise l’âme dévoyée du nazisme.
A eux tous, ces acteurs de génération et formation différentes forment une troupe cohérente, une force qui va. Dirigés par un metteur en scène venu de la culture flamande, initié à Shakespeare, Pasolini ou Koltès, ils constituent une alliance artistique sûre, motivée par une volonté de mise en garde qu’ils lancent au public comme un défi, dans une période où les forces obscures dénoncées par Visconti reviennent en force, menace latente et effrayante. Attendrons-nous de subir le sort des très puissants Essenbeck, nous qui sommes si peu ? Concentrés, encore sous le choc de ces deux heures de marathon émotionnel, dans la cacophonie des cuivres et les accents de Rammstein, les acteurs viennent saluer, sans sourire, avec une retenue, une pudeur qui contraste avec leur mise à nu. Leurs regards au moment des rappels en dit aussi long sur l’urgence d’agir que le spectacle qu’ils viennent d’interpréter magistralement.
Et plus si affinités
Pour en savoir plus sur Les Damnés mis en scène par Ivo Van Hove, suivez ces liens :
http://www.comedie-francaise.fr/spectacle-comedie-francaise.php?spid=1526&id=516
http://www.festival-avignon.com/fr/spectacles/2016/les-damnes