Au cœur de la très conséquente, qualitative et engagée filmographie de Costa-Gavras, on trouve l’éprouvant Missing daté de 1982. Impossible d’aborder le régime de Pinochet ni plus généralement l’horreur de la dictature militaire dans son ensemble sans visionner ce chef-d’œuvre, et cela pour différentes raisons.
Coup d’État et piège kafkaïen
Très engagé dans la défense des droits de l’homme et la lutte contre le fascisme et l’intolérance, Costa-Gavras possède un don certain pour sélectionner des sujets borderline qu’il traite avec une rigueur et une énergie sans pareil. S’appuyant sur le livre de Thomas Hauser The execution of Charles Horman – An american sacrifice, le réalisateur raconte comment, au lendemain du putch qui renverse Allende, un jeune Américain, Charles Horman, installé à Santiago du Chili, disparaît mystérieusement. Son épouse et son père vont le chercher partout, au sein d’une capitale devenue folle, livrée aux rafles des militaires.
Couvre-feu, dénonciations, arrestations arbitraires, tortures, exécutions sommaires, Costa-Gavras ne nous épargne rien de ce chaos, banalisant la présence obsédante des coups de feu, des crissements de pneu, des convois, des ordres des policiers, des hurlements des personnes pourchassées, abattues dans le caniveau… l’horreur, absolue, le stress permanent, la brutalité du coup d’État, sa facilité…, l’impression d’être dans un piège kafkaïen dont personne ne peut échapper pas même ceux qui ont momentanément trouvé refuge dans les ambassades qui ont bien voulu les protéger, les hôtels et les consulats où ils possèdent des attaches.
Empêcher l’émergence d’un nouveau Cuba
Au cœur de ce néant de violence ultime, Beth incarnée par une Sissy Spacek beaucoup plus dure et véhémente que sa fragile silhouette ne le laisse paraître, et son beau-père Ed, Jack Lemmon parfait dans ce stéréotype de l’Américain aisé, sûr de ses droits et de Dieu, fouillent les recoins de la ville, harcèlent les représentants américains, politiques et associations, pour demander qu’on cherche le disparu. Sans effet. On les rassure, on les promène, on leur ment… Petit à petit, Beth et Ed comprennent ce qui se joue en secret dans les couloirs et les bureaux : une prise de pouvoir fasciste épaulée par la CIA pour préserver les intérêts économiques des USA et empêcher l’émergence d’un nouveau Cuba.
Une fiction ? Non, la triste réalité, simplement. Nous sommes en 1973, le coup d’État a bien eu lieu, Pinochet tiendra le pays d’une main de fer pendant des années, couvrant le massacre effroyable des opposants et plus généralement de tous ceux qui constituent une forme d’émancipation, l’usage de la barbarie la plus totale, les escadrons de la mort. Stades envahis de cadavres, morgues saturées de corps, Costa-Gavras, par les yeux de ses personnages, par les flashbacks opérés sur le parcours de Charles, accumule les signes, les preuves, laissant à penser que le jeune auteur a été éliminé car il en savait trop sur les complicités des Américains.
Quand la bestialité humaine est déchaînée…
Cela lui vaudra des poursuites de la part de certains pontes, la censure totale au Chili…, et une Palme d’Or. Tourné secrètement au Mexique, le film est un exemple scénaristique quant à la rigueur, à la création d’une tension, à la construction de la réflexion. L’image est extrêmement efficace, nous sommes à la fois dans un thriller et un documentaire, la musique, signée Vangelis, accroît ce sentiment d’étouffement, de tragédie en marche. L’ensemble opère une restitution particulièrement poignante de la folie à l’œuvre, quand la bestialité humaine est déchaînée. Exemple parfait, cette séquence où Beth, coincée par le couvre-feu, se cache dans une entrée d’immeuble et assiste effarée à la poursuite par une jeep de militaires d’un cheval blanc incarnant la liberté.
Âmes sensibles s’abstenir ? Il ne vaudrait mieux pas. Le récit de Costa-Gavras participe à la fois de la transmission de l’Histoire moderne, telle qu’on ne la traite pas dans les manuels scolaires où elle ferait tache, d’un regard sans pitié ni concession sur la politique internationale américaine dans ce qu’elle a de plus hypocrite et malsain, et d’une réflexion plus générale sur ce que l’homme est capable de faire subir à son prochain au nom de l’intolérance et du profit. La leçon est dure, presque insoutenable, mais elle est nécessaire.
PS : Précisons qu’à ce jour, Mme Horman continue inlassablement d’enquêter pour savoir ce qui est arrivé à son époux. Les tests effectués sur le corps qui lui a été envoyé par les autorités chiliennes ne correspondent finalement pas à l’ADN de Charles.