Denis Robert, nous avons déjà croisé sa route dans nos colonnes, avec la chronique dédiée au film L’Enquête qui relate son rôle clé dans l’affaire Clearstream et la manière dont celle-ci a impacté l’existence du journaliste. Cette carrière de reporter, il se trouve que Robert l’a véritablement entamée au début des années 80, en suivant pas à pas les rebondissements de l’invraisemblable affaire Grégory. C’est ce drame épouvantable qu’il relate justement dans l’ouvrage J’ai tué le fils du chef – Affaire Grégory, le roman de la Vologne 1984 – 2018 parue récemment aux éditions Hugo et cie.
Soit 34 ans de chroniques et d’articles parus dans Libération, pour qui il travaillait alors, puis dans d’autres organes de presse. 34 ans de plongée dans les eaux troubles de la Vologne, dans cette vallée des Vosges secouée à jamais par l’assassinat d’un petit garçon sans défense. Depuis le lendemain de la découverte du corps jusqu’au 12 décembre 2017 où il récapitule les dernières péripéties de ce dossier complexe, Robert traverse toutes les étapes de cette tragédie moderne, en observant les mécanismes avec acuité, objectivité … et consternation.
Il y a de quoi. On pensait tout avoir dit de cette histoire, à grand renfort de livres, d’analyses, de documentaires, de téléfilms : néanmoins la mise à plat effectuée par Robert, le relais de ses articles mis bout à bout dans un ordre chronologique rigoureux, font apparaître les dysfonctionnements, les incohérences, les moindres éléments d’une mécanique de la catastrophe. Se positionnant dés son arrivée sur site en retrait du barnum policier et médiatique, Robert raconte ce qu’il voit … et son récit fait peur, car il prouve qu’on aurait pu éviter le pire. Bien avant la mort de l’enfant.
Pourtant il n’incrimine personne, n’accuse pas. Il se contente de regarder, d’analyser. Investigations lacunaires, juge incompétent, clans familiaux antagonistes, parents fous de chagrins, ambiance de délation, haines larvées, journalistes vautours … dans ce marasme, des indices, des pistes, qui transparaissent parfois, négligées, laissées pour compter dans le barnum médiatique, et qui pourtant, une trentaine d’années plus tard, prennent sens à la lumière des nouvelles recherches effectuées, des nouvelles hypothèses élaborées.
La vérité, on la sait toujours à un moment ou à un autre. La compilation des écrits de Robert démontrent qu’on aurait pu la saisit plus tôt très probablement, en tout cas avec un peu plus de discernement et éviter ainsi d’ajouter le pire au pire. Mais ce n’est pas tout : par delà le fait divers, il y a les retombées déplorables de la merchandisation de la presse, cette quête du scoop à en vomir, à ne plus se regarder dans une glace. Il y a les avocats qui y flairent un coup d’éclat, une manière de s’imposer dans ce milieu concurrentiel. Il y a les dommages et intérêts, la façon dont les familles des victimes s’enrichissent de la mort des leurs.
C’est ce dessous des cartes qui fait la valeur du livre, la mise en parallèle d’une douleur individuelle, d’une détestation clanique, et d’une mécanique de l’argent, le tout saupoudrée d’ego qui auraient dû s’effacer. Trois décennies plus tard, la science médico-légale a progressé certes, mais les ego sont toujours là, de même que les appétits mercantiles, les glorioles faciles. En lisant les approches de Robert, on se demande immanquablement : l’affaire Gregory serait-elle mieux traitée aujourd’hui à l’heure des réseaux sociaux et de la presse numérique ? C’est loin d’être une certitude.
Et plus si affinités