Le Grand Palais présente, jusqu’à la fin juillet en cours, une très importante rétrospective consacrée au peintre František Kupka, dont nous avions découvert l’importance historique et aussi relativisé l’apport en 1989, à l’occasion de la grande exposition organisée par le Musée d’art moderne de la Ville de Paris.
Les 300 œuvres réunies par les commissaires Brigitte Leal, Markéta Theinhardt et Pierre Brullé sont distribuées chronologiquement, en même temps que thématiquement, en cinq parties distinctes, qui permettent de cerner, en la caractérisant, la carrière de l’artiste, des débuts symbolistes à ses déclinaisons non figuratives des années cinquante. Les dessins et les gravures de la première période nous ont paru tout aussi intéressants que les grands formats de la toute dernière ; de même que les croquis préparatifs de peintures à l’huile nous ont semblé aussi convaincants, sinon plus, que les toiles achevées.
Le passage à l’abstraction de Kupka ne fait aucun doute : il paraît sans remords aucun et a été homologué par les témoignages, les publications et, ce qui était rarissime à l’époque, par un reportage des actualités Gaumont montrant, malheureusement en noir et blanc, les toiles qui étaient accrochées au Salon d’Automne, en ce même Grand Palais, début octobre 1912. S’il est permis de douter de la datation, souvent a posteriori et à leur avantage, des œuvres de certains de ses collègues rangés parmi les créateurs de l’art abstrait, surtout lorsque ceux-ci ont persisté, au moins un certain temps, à user de motifs représentatifs, il est clair que dès cette époque, en prenant l’audacieuse décision artistique de renoncer « à toute mimésis », pour reprendre son vocabulaire philosophique, Kupka a fait son entrée dans l’histoire de la peinture. Son grand format intitulé Amorpha est mis sur le même plan que les toiles des cubistes et des tenants de l’avant-garde comme Metzinger et Picabia, bien qu’elle s’en distingue, formellement parlant.
D’après les spécialistes, c’est d’ailleurs dès le lendemain du vernissage qu’Apollinaire évoque « l’écartèlement du cubisme », en pressentant sans doute déjà les limites, et annonce l’avènement de ce qu’il appelle l’« orphisme » pour qualifier la nouvelle donne, les combinaisons et surimpressions colorées de(s) Delaunay – et, d’après le catalogue de l’exposition, les expérimentations de Kupka. En réalité, la rupture avec la représentation fidèle de l’objet, le peintre l’avait annoncée dès 1910-1911, avec un de ses chefs d’œuvre, Madame Kupka dans les verticales, grand tableau vertical où le visage de sa femme est voilé, camouflé, superposé à un rideau de bandelettes aux teintes chaudes.
On notera par ailleurs qu’il s’intéresse à la chronophotographie de Marey visant à analyser le mouvement comme aux tentatives des peintres futuristes cherchant à le restituer plastiquement (cf. la démultiplication des contours de la forme dans Localisations de mobiles graphiques I, 1913). On pourra même considérer que l’indétermination des bords du motif qu’on peut alors trouver dans ses toiles annonce le Vorticisme. Sans nous préoccuper ici de la question du devancier, nous constatons que Kupka passe des lignes verticales aux sphères colorées proches des compositions de Robert Delaunay de la même époque (cf. les Disques de Newton, 1912 de Kupka et Fleur de soleil, 1913 de Delaunay). Les œuvres machinistes, plus tardives, se réfèrent quant à elles aux dessins mécaniques de Picabia.
Qu’il nous soit permis de préférer, pour une fois, non ce qui a pu paraître nouveau chez le peintre, mais, paradoxalement, son œuvre antérieure. Ceci pour deux raisons. D’une part, Kupka ne laisse pas toujours libre cours à son imagination, sa production dite abstraite relevant de l’art le plus appliqué, le plus décoratif qui puisse être. De l’autre, les collectionneurs, galeristes et musées ne s’étant pas bousculés au portillon de son atelier parisien (en partie, peut-être, pour ces motifs mêmes), le peintre n’a pas eu ou ne s’est pas donné les moyens de son ambition. Si donc son apport reste inestimable, indiscutable, le plaisir esthétique face à sa production ne va pas de soi. Ses variations le sont-elles suffisamment ? Ses essais, tardifs et laborieux, « à la manière de » (Mondrian, Van Doesburg, Malévitch) ne paraissent- pas forcés ?
Être pionnier, est-ce en art suffisant ?
Et plus si affinités