Gilets jaunes, affaire Benalla, fake news en pagaille, ingérence cybernétique, montée des extrêmes, racisme et antisémitisme à toutes les sauces … rajoutons en une couche dans ce paysage délétère en visionnant le très remarquable et apocalyptique Brexit – The uncivil war ! Comme son titre l’indique, le téléfilm réalisé par Toby Haynes revient sur la campagne du Brexit, plus spécifiquement sur la stratégie mise en place par Dominic Cummings et la team Vote leave pour faire gagner les partisans de la sortie de l’UE.
Une cuvette à portée de main
Nous allions vous conseiller de visionner la chose avec une cuvette à portée de main, mais ça ne sera finalement peut-être utile. Le film est tellement choquant qu’on en sort KO, le souffle coupé, désorientés profondément, sans l’échappatoire d’une nausée salvatrice. Il faut avouer que le récit a tout pour crucifier le spectateur comme un papillon sans défense, en insistant particulièrement sur les rouages secrets d’une opération juxtaposant sans scrupule aucun neuro-marketing, social media, big datas et émotions des masses.
Objectif : siphonner à n’importe quel prix 3 millions de non votants pour les conduire aux urnes et arracher la victoire. Tant pis si elle plonge le pays et le continent dans un bordel épouvantable, si elle sème la discorde dans la société. Les politiciens qui militent pour la sortie de l’UE en rêvent depuis si longtemps, se fichant royalement du devenir de la population après ce séisme, quant à Dominic Cummings, génie de la communication et spin doctor redoutable d’intelligence, de finesse et de calcul, ce qu’il cherche, c’est ni plus ni moins que le chaos.
Réinitialiser le système
Pour renverser le système, le réinitialiser brutalement, mettre fin à la politique de papa, Cummings est prêt à tout. Et nous le voyons convoquer les conseillers et des lobbyistes les plus douteux, véritables sorcières de Macbeth, référence explicitement citée dés le début de l’intrigue et qui en dit long sur la suite des événements et les motivations des hommes en place : dans le théâtre de Shakespeare, ceux qui usent de violence, de trahison et de ruse pour prendre le pouvoir n’ont pas de projet à long terme, pas de vision constructive. Jamais. Et c’est ici aussi le cas.
Autre référence particulièrement inquiétante : la musique, L’Ode à la joie de Beethoven, par ailleurs base de l’hymne européen, est constamment parasitée par un traitement synthétique qui évoque à s’y méprendre le terrible Orange Mécanique. C’est à un viol qu’on assiste, mené par une bande de voyous inconscients, le viol d’un pays, d’un peuple et de son âme. C’est également une prise de conscience qui se fait jour : les manipulations de Cummings fonctionnent au centuple sur une population frustrée, bafouée, miséreuse, laissée pour compte depuis le règne de Tatcher par une intelligentsia qui n’en a absolument rien à faire.
Exploiter la rancœur
Toute cette colère, cette rancœur explose tandis qu’on réveille les peurs, les rêves trahis, les manques insupportables, le sentiment de n’être plus rien, avec l’aide de grands sorciers de l’IA type Cambridge Analytica. Les séquences de sondage, où sont conviés des échantillons type de la société britannique tournent au pugilat dans un climat d’hystérie sauvage tandis que les barrières psychiques s’effondrent : et l’on constate avec effroi que des profils très proches ne se comprennent plus, qu’ils sont devenus imperméables, hermétiques au discours de raison, niant même les statistiques, les données, le bon sens.
Une fiction ? Non. Outre les interviews de Dominic Cummings, le scénario s’appuie sur les ouvrages de chroniqueurs politiques émérites, All out war : The full story of how Brexit sank Britain’s politicl class de Tim Shipman et Unleashing demons : The inside story of Brexit de Craig Oliver. Craig Oliver que nous retrouvons dans le film, directeur de la campagne pro Europe, interprété par un Rory Kinnear sidéré par son compétiteur, un Cummings angoissant joué avec conviction par Benedict Cumberbatch.
Le doute vrillé aux entrailles
Le tout superpose l’esprit si peu dystopique de Black Mirror, la narration ultra stressante de Bodyguard, le rythme endiablé de Snatch … et évoque au finish la pertinence hypnotique de The Big Short ou Les Hommes du président. C’est que le film fait frémir car il nous tend le miroir de ce qui se passe actuellement dans notre belle France. On en ressort le doute vrillé aux entrailles, sinon paranoïaque, du moins convaincu d’être l’objet de manipulations constantes. Demain voterons-nous en toute conscience ? Notre choix le sera-t-il vraiment ? De qui serons-nous les marionnettes ?
Finalement à qui le crime profite ? Les pro Trump, synthétisés dans l’ombre de Steve Bannon, entraperçue une seconde sur un plateau de télévision ? La spectrale Russie qui compte bien reprendre la main dans sa zone d’influence et au-delà ? Les cyber-libertaires comme Cummings qui veulent engendrer un monde nouveau, débarrassé des systèmes ancestraux ? Qui ? On ne sait … ce qu’on cerne finalement, c’est le chaos qui se précise progressivement et qu’on n’avait pas vu venir.
Et plus si affinités
https://www.hbo.com/movies/brexit
https://www.mycanal.fr/articles/series/brexit-la-fiction-evenement-avec-benedict-cumberbatch