A la Halle Saint Pierre, les expositions passent, les catalogues demeurent. Seuls témoignages de 10 mois de manifestation, réceptacles synthétisant la puissance des œuvres présentées, des artistes convoqués, sommes de ce qui fait l’essence d’un art par définition indéfinissable car connecté aux forces psychiques d’individus en quête d’expression.
Avec Art brut japonais II, un nouveau défi de publication donc, qui complète celui de 2010, première exposition consacré aux artistes bruts nippons. Huit ans plus tard, une nouvelle focale s’imposait, sur un univers d’autant plus prolixe qu’il opère dans des conditions particulières. Martine Lusardy, directrice de la Halle Saint Pierre, précise en effet en introduction de l’ouvrage : «Il était donc nécessaire pour les Japonais que la reconnaissance et la diffusion de l’art brut soit accompagnée d’une réflexion et de pratiques visant à protéger le plus longtemps possible les créateurs et leur famille ainsi que les ateliers et les institutions les accueillant. Cette spécificité de l’art brut japonais a renouvelé le questionnement de l’art brut sur ses sources, ses frontières et ses créateurs».
Ainsi la fièvre du marché de l’art brut n’a pas encore frappé de plein fouet l’archipel, qui tant bien que mal, cherche à protéger ces créateurs à part, une cinquantaine environ pour cette seconde manifestation visant à saisir la manière dont chacun, à sa manière et à son rythme, invente « sa mythologie » et se réconcilie avec le monde en étayant le sien. Tissant leurs œuvres avec leurs souffrances de chair et d’âme, ces individualités ont besoin d’être préservées. Surtout dans un univers aussi foisonnant. Le Japon connecte traditions et modernité avec un brio sans égal, superpose les audaces technologiques et les croyances ancestrales, tâche de composer avec un passé omniprésent, vit les contraintes de l’urbanisation via l’ombre des morts … les sources d’inspiration et de déséquilibre y sont nombreuses.
Bûto, mangas, vampyrisme, idols, kabuki, love dolls, le pays où le yami kawaii règne en maître sur les décombres du mal-être sociétal pour distancer burn-out et suicides en série ne peut que vénérer d’un œil à la fois respectueux et craintif les artistes qui dépeignent leur folie en reflétant celle de leurs contemporains pourtant sains d’esprit … Et le catalogue de l’exposition, en confrontant les créations de chacun avec son parcours donne à voir ce phénomène, à le sentir sans l’enfermer dans la pauvreté d’une analyse scientifique dénuée de lap lus élémentaire empathie. Le chapeau au poisson rouge d’Eijiro Miyama, les paravents somptueux de Marie Suzuki, les céramiques multi-animalières de Hiroshi Fukao, les villes connectées de Shogo Harazuka …
Rêve, cauchemar … On demeure confondu par l’inventivité, la variété de ces regards si pertinents dans leur démesure. Et la restitution des illustrations permet de capter les détails qui contribuent à cet effet de sidération, le travail de miniaturisation absolument incroyable qui revient en boucle chez plusieurs créateurs, le sens des couleurs ou du noir et blanc, l’effet de mouvement … et la mémoire. Ainsi Yukio Karaki a vécu Hiroshima, et ces images d’horreur ne l’ont jamais quitté. Il était enfant, mais c’est à l’âge adulte qu’il a commencé à dessiner ces souvenirs, pour que personne n’oublie jamais. Ses peintures à l’huile, faussement naïves, trahissent la brutalité de l’explosion, la crudité des corps brûlés, amoncelés, dans des tonalités particulièrement saisissantes …
Nous ne passerons pas en revue l’ensemble de ce catalogue particulièrement précis. Nous vous en laissons la primeur … et le plaisir. Vous apprécierez très probablement la sobriété des textes (le fruit du travail commun de Martine Lusardy et Mizué Kobayashi), aussi minutieux que synthétiques, allant à l’essentiel en des termes aussi pointus que forts. Une parfaite synthèse de la technique employée, du vécu qui a légitimé ces œuvres et des émotions qu’elles véhiculent. Les photographies présentent les œuvres dans leur ensemble avant d’en sublimer les détails, un effet essentiel pour décrypter le défi que représente l’art brut. En cela cette publication comme les précédentes restitue une approche intelligente car appropriée à cet univers pourtant délicat à cerner.
Vous comprendrez ainsi le caractère essentiel du catalogue d’exposition, qui creuse, met à plat, offre le recul nécessaire après le premier impact de la rencontre directe avec des œuvres souvent traumatiques. L’occasion également pour ceux qui n’ont pu visiter l’exposition d’en conserver un compte rendu fourni qui peut s’ajouter à une collection déjà très complète.
Et plus si affinités
http://www.hallesaintpierre.org/librairie/catalogues-dexpositions/