Il était une fois une petite fille qui avait peur des aiguilles. Et voulait devenir une entrepreneuse très très riche, très très vite. Pour y parvenir, elle quitte ses études et monte une start-up afin de réaliser des analyses de sang super complètes à partir d’une toute petite piqûre faite avec une toute petite aiguille. Mais la petite fille n’y connaît rien en médecine. Alors elle ment, fait croire que son système fonctionne, triche sur les homologations et les résultats, accumule les levées de fond, devient très très très riche … puis se fait prendre. Voici le pitch de Bad Blood … sauf que ce n’est ni un conte, ni une fiction. C’est vrai.
Phobie des aiguilles
Eh oui, l’affaire Theranos a bien eu lieu, documentée par moult articles, reportages et analyses ; Elizabeth Holmes, la petite fille qui avait peur des aiguilles, risque aujourd’hui une vingtaine d’années de prison à la louche. Il faut dire que la donzelle n’y est pas allée avec le dos de la cuillère à pot et qu’elle concentre à elle seule la gamme complète des travers et dérives de l’entrepreneur fou de réussite, quitte à broyer tout ce qui l’entoure, collaborateurs, employés, partenaires … et clientèle, tant qu’à faire, ce qui dénote quand même un cynisme évident doublé d’une dose majeure de connerie.
Récapitulons : rejetonne anorexique d’une famille d’entrepreneurs dont l’ancêtre a croqué la fortune via des placements hasardeux (décidément l’hérédité …), Elizabeth Holmes hérite de la phobie des aiguilles de sa mère … et décide un beau jour d’inventer la prise de sang du futur, en s’inspirant des stylos utilisés dans la mesure du diabète. Formidable ! Enfin une prise de sang rapide, indolore, ultra efficace, qui permet de tout analyser à partir d’une ch’tite goutte d’hémoglobine, même à partir de chez soi du moment qu’on a la petite boite pour passer l’échantillon au crible … et en plus, c’est pas cher !
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Steve Jobs bis
Le rêve pour une Amérique privée de santé publique, où le moindre examen sanguin coûte un bras, qui du reste n’en peut plus d’être piquousé à longueur de prélèvement quand on est atteint de maladie grave. Bref, Holmes junior a flairé le filon, et fonce tête baissée à l’aube de ses vingt ans, plantant là ses études à Stanford pour devenir la nouvelle Steve Jobs (elle s’habillera longtemps en col roulé noir), fonder la licorne du turfu sanitaire et amasser les milliards. Ok, cool, sauver l’humanité c’est bien … ne pas prendre les oies du bon dieu pour des canards sauvages, c’est mieux.
Car la miss, qui n’a aucune formation médicale, rappelons-le au passage, prend ses rêves pour des réalités et un malin plaisir à écarter tous les avertissements lancés par des collaborateurs qu’elle a quand même engagés pour ça à la base, n’hésitant à les virer à tour de bras et sans ménagement quand ils tirent trop la sonnette d’alarme. Pour l’épauler dans ce travail de dégraissage perpétuel, Sunny Balwany, co-directeur de Theranos, accessoirement amant et mentor de la princesse, et dont les méthodes de tyran font régner la terreur dans les couloirs d’une entreprise qui n’en finit plus de grossir et de déménager dans Palo Alto à mesure qu’elle gagne en valeur.
Au pays des licornes pourries
9 milliards : voici ce que vaudra Theranos au moment de plonger, après qu’un enième collaborateur démissionnaire, outré des combines mises à jour, ait décidé de jouer les lanceurs d’alerte, quitte à transgresser les closes de confidentialité imposées par la boite … et à subir les menaces virulentes des deux dirigeants. Car quand il s’agit d’attaquer, Holmes et son cador ne manquent pas de crocs, dépensant des fortunes en avocats et agences de communication pour faire reculer les fâcheux. Manque de bol, John Carreyrou va avoir vent de cette histoire, plonger son pif de journaliste d’investigation dedans, et dénoncer la supercherie dans un article initial qui fera date.
Et qui engendrera Bad blood, bouquin captivant qui retrace depuis le tout début cette incroyable épopée au pays des licornes pourries, le tout en fanfare, avec punch et précision. Dérive d’un couple d’entrepreneurs/cannibales dénués de tout scrupule, management de la terreur, faux laboratoires, études fartées, mensonges par grappes, et une question : comment cette fille a-t-elle pu embobiner son monde de cette façon ? Pas des candides, non, des as de la finance, des investisseurs émérites, jusqu’à Henry Kissinger qui siégeait dans son conseil d’administration !
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Foutrement dangereux
Et personne pour vérifier ses dires, demander les autorisations, rien … Déni complet, aveuglement total, malgré les preuves accumulées de sa duplicité et pour cause … la manipulatrice a su actionner LE levier par excellence : l’idée du fric à foison associée à celle du FOMO. « Mon projet est révolutionnaire, si vous n’y mettez pas vos billes, d’autres le feront ». Et quand quelqu’un l’ouvre pour se plaindre ou demnde des comptes, on lâche les avocats, histoire de le rayer de la carte professionnelle et sociale. Et on en profite au passage pour jouer les lobbyistes en s’infiltrant dans les sphères du pouvoir, toutes tendances politiques confondues.
Malin … et foutrement dangereux. Car dans cette ambiance de casino fou, drivé par ces deux escrocs en puissance, on oublie l’essentiel : la santé du public. Déficiente au possible, la machine à analyse de Holmes aurait été fatale dans la détection des cas de sida ; et on imagine la catastrophe si on s’en était servi pour juguler une épidémie de choléra ou d’Ebola. Autant d’univers que la start-upeuse visait tout en sachant les analyses opérées par son minilab totalement faussées. Et le lecteur d’en conclure qu’il faudrait encadrer au maximum les prétendues avancées de la health tech dans un univers sanitaire en voie de privatisation.
L’enquête de Carreyrou amène en effet à cette réflexion : pour une Holmes démasquée, combien opèrent sans contrôle, noyautant à grand renfort de licornes pourries un marché qui nécessite pourtant une vigilance absolue ? A l’heure où beaucoup rêvent de dérégulation, Bad Blood prouve qu’il ne faut rien lâcher en matière d’exigence et de réglementation. Il confirme par ailleurs le caractère vital du journalisme d’investigation et des lanceurs d’alerte. Si un des anciens employés de Theranos n’avait pas eu le courage de parler, Dieu seul sait ce qui serait advenu ?
Et plus si affinités
N’hésitez pas à lire l’enquête Bad Blood.