8 février 2019 : je chronique le documentaire Un peu, beaucoup, à la folie, histoire d’en savoir plus sur les liaisons dangereuses que les musicos entretiennent avec la dépression et la démence. Des chiffres m’accrochent méchamment la rétine :
- 7 musiciens sur 10 souffriraient de troubles psychiques.
- Dans l’univers du metal et du punk, 33 % des zicos décèdent accidentellement, 15 % se suicident, 7 % se font buter.
À visionner Lords of Chaos, on comprend vite que les gars de Mayhem vont faire partie de ces deux dernières statistiques, confirmant de bien tristes datas. Car il faut le reconnaître, ce film magistral est d’une tristesse incommensurable… et d’une justesse plus que nécessaire.
Une adolescence paumée
À la source du scénario de Jonas Åkerlund donc, la naissance du groupe de black metal norvégien Mayhem, propulsé par le novice mais néanmoins motivé Øystein Aarseth qui va en profiter pour initier la discipline, monter son label et sa boutique de disques, fonder une fanbase solide et fidèle. Le tout en exploitant le suicide de son chanteur Dead (surnom prémonitoire) avant de rencontrer le génial et dangereux Varg Vikernes, de s’adonner avec ce nouveau petit camarade de jeu à la pyromanie religieuse en incendiant toutes les églises qui leur tombent sous le briquet, puis de finir poignardé par ce même Varg pour un problème de contrat et de menaces en l’air.
Sympa, non ? Sous l’objectif sans concession de Åkerlund, cette geste prend des nuances encore plus funestes, celles d’une adolescence paumée dans une société aseptisée, puant la naphtaline intellectuelle d’un conventionnel à la Bisounours, et que ces mômes ne savent plus comment secouer dans leur ennui léthargique. Du coup, ils plongent profond dans la provo, la violence, l’autodestruction. Les punks l’ont fait, idem pour le grunge, le black metal n’y échappe guère et Åkerlund sait de quoi il parle, lui qui fit partie de Bathory, groupe metal suédois incontournable, avant de partir faire des clips dans une nouvelle vie.
Inoxydable – La Bible du métal : tout pour passer son bac option « Metal »
Marketing de l’apocalypse
Du coup, la légende Mayhem, la rivalité avec Burzum, ce besoin de défoncer les codes et les interdits, la coupure progressive avec le réel, l’ensemble de cette tragédie prend des accents de vérité poignante, soulignée par une réal brutale et crue, même si le générique veut semer le doute avec l’avertissement « based on truth … lies … and what actually happened ». Histoire de brouiller les pistes ? Derrière les éléments de la légende, la réalité, médiocre et navrante, ou quand la banalité du réel est sublimée par le mythe ? Une affaire de storytelling au finish, une déconnade de gamins dans la surenchère de l’affirmation de soi, une posture d’ados égarés qui tourne en marketing de l’apocalypse.
Cette stratégie de promo tient le choc jusqu’au jour où on tombe sur des dingues purs et durs, fragiles et masochistes comme Dead, extrémistes et psychopathes comme Varg. Subtilement, Åkerlund capte la dérive, dans une atmosphère de plus en plus étouffante où la beauté des paysages norvégiens clashe avec la décomposition des âmes, la descente aux enfers. Les adultes ? Absents. Une voix hors cadre, des allusions, une photo de famille… ce qui compte, c’est le groupe, le Cercle Noir, la fascination des uns pour les autres. Même les pros de l’industrie musicale sont ici rayés d’une carte où le metal est de toute façon absent.
La sauvagerie en gros plans
Restent les journalistes qui vont promouvoir cette logique spectaculaire avec succès. Aujourd’hui, le black metal existe et se porte plutôt bien. Amputé de ses deux membres initiaux sacrifiés aux dieux du rock, Mayhem continue la carrière qu’on lui connaît comme des dizaines d’autres formations qui flirtent avec le Grand Cornu afin de se faire mousser. Une vieille pratique rock, paraît-il, depuis le pacte de Robert Johnson, les messages subliminaux des Beatles, les Bibles brûlées par Marilyn Manson et j’en passe. Mais derrière les rumeurs, les vérités sont toujours plus complexes, rudes, sans pitié… moins glorieuses et plus cruelles.
Åkerlund n’en cache rien, documentant la détresse profonde comme la sauvagerie, en gros plans sanglants, s’appuyant sur la prestation de ses deux têtes d’affiche pour entretenir l’intrigue jusqu’à son climax : Emory Cohen endosse la figure inquiétante de Varg jusqu’à l’insupportable tandis que Rory Culkin devient l’ambigu Aarseth, confirmant une fois de plus qu’il est un acteur de l’extrême. Presque conçu à l’opposé d’un The Dirt, le propos s’apparente ainsi à un Elephant, un Last Days à la Gus Van Sant, mais dans une lecture démoniaco-rock, qui explore une zone limite, une borderline que d’aucuns franchissent allégrement sans jamais en revenir.
Artistes innovants et dangers publics
Si Aarseth est passé à la postérité comme un pionnier, un initiateur du metal, Varg, ayant écopé sa peine de prison, a repris Burzum avant de le démanteler, pour de nouveau être appréhendé car soupçonné de préparer un attentat. Son parcours évoque étrangement celui d’un certain Breivik, l’assassin d’Utoya. Du coup, Lors of chaos sort de son orbe initiale pour ébaucher en arrière-plan le spectre du néo-nazisme et son activisme, dont le rock metal peut constituer un vecteur d’autant plus efficace qu’il s’adresse à un public souvent jeune.
Faut-il alors interdire cette forme de musique ? Ridicule, bien évidemment, pour ne pas dire complètement con et contre-productif car, et le film le montre bien, cet univers est d’une grande créativité. Mais il est comme tout : il porte sa part d’artistes innovants et de dangers publics… comme partout. À ce titre, Lords of chaos devrait être regardé par tous. Or, interdit aux moins de 16 ans en raison de ses scènes de violence pour le moins crues, le long métrage n’a à ses débuts été distribué qu’au compte-goutte pour des projos aussi discrètes qu’uniques dans des salles d’art et d’essai spécifiques.
Il y a encore du travail à faire pour apaiser les consciences, semble-t-il, et prendre du recul, ce à quoi ce film nous invite avec intelligence et un brin d’ironie, comme le confirme sa chute. En tout cas, ne faites pas l’économie d’un visionnage : ce petit bijou vaut le détour car il pose les bonnes questions.
Et plus si affinités