Je me marre déjà en imaginant les milliers de protestations s’élevant à la lecture de ce titre certes provo mais finalement assez approprié … et qui reflète mon vécu de fan sur le tard. Car fan de Game of thrones, je suis devenue et dans des circonstances très particulières, que je m’en vais vous narrer. GoT n’était pas une nouveauté sur The ARTchemists ; dés 2012, Chris avait flairé le filon, consacrant une chronique tout à fait juste à la première saison de ce qui allait devenir le succès planétaire que l’on sait. Succès que j’avais laissé de côté pour me concentrer sur d’autres découvertes (c’est un peu notre créneau sur The ARTchemists, quand même) … jusqu’à ce que le phénomène me rattrape dans mon quotidien de prof.
Une lame de fond
C’est que la saison 8 en a fait du bruit, notamment parmi mes étudiants chéris qui vibraient à l’annonce particulièrement médiatisée du dernier opus, hurlant au spoil à la moindre remarque. Et c’est là que la perversité intrinsèque du professeur a joué : j’ai donc spoilé TOUS les épisodes de la saison 8 et tant qu’à faire des chapitres précédents (merci Wikipédia), compilant les infos en tout genre pour définir une nouvelle approche pédagogique de gestion du groupe. A chaque tentative de bordelisation de mes classes, je menaçais mon cheptel d’apprenants de révéler la suite de GoT : effet garanti, calme plat immédiat … un bonheur ! Et une source d’inspiration puisque mes loulous commencèrent à disséquer le sujet sous tous les angles, GoT étant un parfait exemple de stratégie marketing particulièrement couillue (pour ceux qui ne le sauraient pas, j’enseigne la comm’ et les techniques rédactionnelles, ceci explique cela).
Et c’est au travers des écrits de mes élèves adorés que j’ai saisi l’ampleur du phénomène, qui, de série medieval fantasy qu’elle était à la base, s’est hissée au rang de lame de fond de la culture pop, bouleversant à long terme les codes de production de la série TV et du cinéma, mobilisant des budgets pharaoniques – 80 millions d’euros à la louche pour financer le chapitre ultime – dont chaque seconde dévoile l’usage pertinent, qui dans les effets spéciaux, qui dans les costumes, les décors, les acteurs, la musique … bref du fric très bien placé, dixit un ROI juteux, soit environ un milliard de CA par an lié aux abonnements générés sur HBO et à la vente de licences, à la fabrication de produits dérivés, à la multiplication d’events et d’expos … Pour la faire courte, GoT = beaucoup de sous, beaucoup, beaucoup.
Binge watching oblige
Et une stratégie de communication parfaitement rodée, qui jongle intelligemment avec tous les outils à disposition, teasers, interviews d’acteurs, making of, compte Facebook, site dédié, réseaux sociaux à gogo, affichage, concours, implication des fandoms jusqu’à la nausée, dixit le débat particulièrement hargneux sur la fin de la saison 8, dénoncée par des milliers d’adeptes qui exigèrent qu’on réécrive l’issue des aventures de Jon Snow et compagnie, ce qui a du reste interpellé la profession concernant l’impact inquiétant que peut avoir ce lobby d’un nouveau genre sur la liberté de création des auteurs comme des artistes cf. un excellent article des Inrocks qui soulève le problème avec acuité. Bref, tout ça pour dire, qu’à force de lire du GoT, de voir des teasers, des vidéos, d’entendre les gamins en parler … bah j’ai décidé de m’y mettre.
Et de binge-watcher. Alors que je connaissais tout de ce qui allait advenir. Et j’ai kiffé, gravement, trop ! 8 saisons boulottées à la régalade sur trois semaines : j’ai respiré, senti, vécu GoT en apnée, deux épisodes par soir, dix le week-end, une bonne moyenne qui s’est transformée en addiction, doublée d’un enthousiasme total, d’une gigantesque claque dans la tronche, et de la prise de conscience de l’universalité du propos. Oui, GoT constitue un véritable mouvement culture pop … et il faut le spoiler et le binge-watcher pour en mesurer toute l’ampleur, tant au niveau narratif qu’au niveau symbolique. Car la saga romanesque de George R. R. Martin adaptée à l’écran par David Benioff et D. B. Weiss fait converger des incontournables de notre civilisation pour accoucher d’une synthèse digne de légende, d’une mythologie universelle que tous peuvent partager pour s’y reconnaître … et aborder notre monde avec une grille de lecture captivante.
Mixologie historico-politique et tuerie de masse
Shakespeare, Sénèque, Racine, Les Rois maudits, Le Seigneur des anneaux, De Nuremberg à Nuremberg, les contes de Grimm, Andersen ou Perrault, l’histoire des Médicis et des Borgia … les sources prestigieuses ne manquent pas qui alimentent ce thème éternel de la prise du pouvoir. Absolu, total, farouchement accaparé, âprement disputé par toutes les familles à l’œuvre dans GoT, dont les animaux totémiques s’affrontent jusque dans le générique à géométrie variable comme un reflet symbolique de ce combat sans merci, la mécanique du destin, la Roue de la Fortune aveugle et despotique. Et une question persistante, obsessionnelle : le pouvoir se transmet-il par les liens du sang ou doit-il faire l’objet d’une élection au mérite ? Que faut-il faire pour le conquérir ? Hegel alors pointe le bout de son nez, qui affirme que rien de grand ne se fait sans passion … mais comment ? Et avec quelles alliances ? Jusqu’à quel point peut-on vendre son âme ? Jouer avec ses principes ? Et tolérer l’intolérable, pire, s’y adonner par la conviction de la vérité, le désir de liberté ?
C’est au cœur de cette mixologie historico-politique de haut vol que s’infiltre la question du fanatisme religieux, auquel Stannis Baratheon ou Cersei Lannister ouvrent la porte, à leurs dépends, ils ne le comprendront que trop tard, et comme pour creuser une dimension supplémentaire dans la démence collective … puis mettre en évidence les mécanismes en place pour générer les tueries de masse. De fait, l’univers particulièrement violent de la série brasse la barbarie de tous les conflits des siècles passés et des temps présents ; les ruines de King’s Landing pourraient très bien être celles de Hambourg bombardée, d’Hiroshima rasée, des villes syriennes démolies … En évoquant les convulsions de notre histoire commune, en confrontant la logique des alliances et de la gestion des pays avec celle de la notion de conquête, GoT interroge le processus de renouvellement d’une société moribonde et corrompue, revisitant la célèbre réplique d’Hamlet : « Il y a quelque chose de pourri dans les 7 royaumes ».
Une structure prophétique
Et on le capte très vite, dés les premiers épisodes de la saga. Les signaux faibles sont là, s’intensifiant au fil des 8 saisons pour finir sur le climax des derniers rebondissements, tandis que les prétendants au trône de fer et leurs proches souvent innocents sont balayés, à grand coup de prophéties. J’évoquais précédemment la Roue de la Fortune : cher à Shakespeare et aux auteurs élisabéthains, le thème est ici très puissant, revient en boucle jusque dans les rouages évolutifs du générique, et on ne peut en saisir la portée, la perversité et la cruauté que si on connaît par avance ce qui va se passer. Spoil intensif et binge watching prennent ici leur sens car ils permettent de contempler dans son intensité et sa précision la construction très élaborée de ce jeu des chaises musicales où les perdants sont broyés impitoyablement et de manière spectaculaire.
Du reste, on ne compte plus les articles, les vidéos, les livres décortiquant la série sous tous les angles, historique, esthétique, philosophique même, avec en amorce le désormais rituel «Spoiler alert » … A consulter bien évidemment pour découvrir des détails insoupçonnés, multiplier les points de vue et les analyses, apprécier le nombre de débats engendrés, les questions, l’esprit critique à l’œuvre … et multiplier les possibles développements de l’intrigue … bref réfléchir, faire marcher ses petites cellules grises et décrypter tous ces indices accumulés, pour prendre en considération l’incroyable degré de subtilité d’une écriture scénaristique qui inscrit le terme de la saga dés ses premiers instants, à la manière d’un Shakespeare annonçant l’issue funeste des amants de Vérone dés l’introduction de Romeo et Juliette.
Résilience à gogo et cannibale catharsis
Binge-watcher la série permet donc de suivre les différents fils d’une intrigue particulièrement tortueuse et de plonger en continu dans une atmosphère kaléïdoscopique. Signaux, indices, révélations sont d’autant plus sensibles qu’ils encadrent le devenir de personnages captivants malgré leurs très nombreux défauts, et vraiment attachants, pour ne pas dire attachiants. Ni blancs ni noirs … des humains bouffés par des problèmes d’humains, avec des ambitions débordantes mais trop peu de compétences pour les assumer, une violence latente qui s’exprime en n’importe quelle occasion (et pour surprendre le pauvre spectateur à la hussarde), et des traumas en pagaille. Capables des pires monstruosités, victimes des plus horribles maltraitances. De véritables générateurs de tragédies dans cette ambiance de guerre mondiale.
Autant de réclames pour Boris Cyrulnik et son concept de résilience … sauf que dans GoT, la thérapie de groupe n’est pas de mise : le seul thérapeute de la série finira au bout d’une corde, dans ce contexte de purgation des émotions particulièrement brutal. De fait, la catharsis devient l’un des moteurs des protagonistes, partant de la série … et les acteurs, totalement investis, cannibalisés par leurs personnages, l’ont pour certains payé cher, dixit la rehab de Kit Harrington, les AVC de Emilia Clarke, Sophie Turner en larmes pendant le tournage de la crémation des soldats tués par l’armée des morts durant le siège de Winterfell … comment en sont-ils sortis psychiquement après avoir subi des années de pression affective ? Le visionnage du making of final donne à voir des réactions viscérales à la lecture du dernier scénario, tandis que les décès s’accumulent.
Grand huit esthético-émotionnel
On comprend quand on s’est soi-même soumis au visionnage intensif de cette alternance de dialogues, de récits, de rencontres, de séquences de tortures, de meurtres, de sexe, de combats sidérants … en un mot une stratégie du choc à répétition, puisant dans l’esthétique guerrière d’incontournables tels le Macbeth de Polanski, Excalibur de Boorman, Il faut sauver le soldat Ryan de Spielberg ou La Chair et le sang de Verhoeven. Le tout boosté par l’alternance de lieux, de décors, de climats : « winter is coming » sur les terres des Stark peut-être, mais à Dorne ou à High Garden, il fait beau toute l’année … jusqu’à ce qu’une horde de reîtres vienne tout flinguer. Cette contre-danse météorologique à la Tennessee Williams est accentuée par le traitement des couleurs, de la lumière, de la photographie, des cadrages et là-aussi, le spoil permet d’en savourer toutes les nuances.
Et de balancer du film d’horreur à la fresque historique en passant par le western ou la romance pour nous raconter cette épopée à la fois héroïque, romantique et politique aux allures de jeu vidéo chiadé. Et les valeurs des Stark comme repère cardinal, humaines par excellence, désastreuses dans le cadre diplomatique. Bref du très très grand art, et un très grand vide existentiel quand arrive le mot « fin » sur votre écran. Car, et c’est la cerise sur le gâteau, toute cette Comédie humaine une fois bouclée, les personnages, les univers, les intrigues vont vous manquer. Cruellement. Comme si vous veniez de quitter votre famille, vos amis. Reste alors à rouvrir le chapitre 1 de la saga, pour replonger. Détailler, apprécier, trembler, vivre chaque seconde de ce grand huit esthético-émotionnel, s’en plaindre, le refaçonner, le réinventer … en attendant une suite éventuelle qui prendra le visage d’un préquel phénoménal. Mais ça, c’est une autre histoire.
Merci à mes étudiants, notamment Morgane Vacher et Léa Mondoloni, qui m’ont mise sur la voie …«Valar morghulis !»
Et plus si affinités