Je ne sais pas si vous avez remarqué, mais les top 10, 50, 15, bref le concept de hit parade à la sauce tiercé, c’est pas trop notre tasse de thé sur The ARTchemists. On peut même dire que ça a un peu tendance à nous filer des bubons. Du coup, la période de fin d’année relève du supplice, agressés que nous sommes par l’avalanche d’articles listant les 10 meilleurs films de 2019, les 20 meilleurs romans, les 5 restaurants le plus sympas, les séries les plus chouettes, les expos incontournables, les flops (eh oui on liste même les flops, c’est tout dire) …
Alors qu’on passe une décennie, c’est le comble avec des listings qui épluchent la production des 20 premières années du XXIeme siècle avec l’ambition d’y saisir les incontournables artistiques. Pitiééééééééééééééééé ! Lâchez-nous ! Bon je dis pas, au début du webmag, on s’est aussi essayé à l’exercice, si mes souvenirs sont bons, mais on n’a pas trop insisté … et au fil du temps, on a carrément lâché l’affaire, préférant évoquer nos nombreux coups de coeur. Quant à sélectionner les articles à rediffuser durant les vacances de Noël, c’est juste un bordel … Parce que cela relève à la fois de l’impossible et de l’escroquerie intellectuelle. Explications.
Top 10, c’est un peu court …
Top 10 … ok et pourquoi pas 50 ou 100 ? Voire plus ? C’est quoi cette obsession du classement ? Comme si on n’avait pas déjà assez de pression avec une évaluation continue de nos poids, allures, attitudes, comportements, efficacité, compétences et autres exigences qui nous pourrissent la vie ! Et sur quels critères ? Passons outre la différence de perception des uns et des autres ; le Beau universel à la Kant est décidément à la ramasse, et ce qui a enthousiasmé mon voisin va peut-être me sembler plat comme une limande, sans saveur, sans odeur, copieusement chiant quoi (surtout vu le voisin que j’ai) … Si on pousse le vice, il faudrait par ailleurs classer selon des catégories précises. Top 10 du film le mieux tourné, de la plus belle photographie, de l’actrice la plus poignante … Or dans la plupart des classements, les barèmes varient. Le lauréat a séduit par ses décors, le troisième par la beauté de ses lumières … Le festival de Cannes moins le professionnalisme, quoi …
Autre point : Top 10 … et tous les autres ? Excusez-moi mais si votre année se résume à 10 films ou 10 bouquins … “c’est un peu court, jeune homme”, pour paraphraser un certain Cyrano, en tout cas pour se prévaloir d’une position de juge équitable et averti. Car la production artistique explose ce chiffre. Un simple exemple : en 2017, ce sont plus de 68 000 livres (nouveautés et nouvelles éditions) qui sont mis en vente, l’écurie Gallimard a sorti à elle seule 1 330 titres. Dixit Le Monde. Même en étant un adepte de la lecture en diagonale, difficile d’avoir une vision exhaustive, à moins de s’y mettre à plusieurs et à beaucoup ou de recourir à un algorithme. Du coup, le top 10 est forcément bancal et incomplet, larvaire oserai-je, même si on se concentre sur un secteur, roman, livre d’Histoire, BD … Et c’est valable dans les autres domaines.
Les recalés du classement
Vous allez me trouver un tantinet ayatollesque … sauf que top 10 = visibilité condensée sur certaines œuvres (en général des succès de vente ou d’entrée) = les autres, indés, auteurs sans succès, réalisateurs en marge … n’en profitent pas … écrasés, effacés, gommés … le grand néant de l’anonymat. Bye bye diversité, bye bye créativité. On achève bien les chevaux culturels … Recalés des tops et des classements, certains y perdent leur envie de bosser … et leurs moyens. Car à demeurer dans l’ombre, on ne convainc guère les financeurs. Or qu’on le veuille ou non, l’argent demeure le nerf de la guerre et de la création. Tout comme le marché de l’art, le top privilégie ceux qui ont bénéficié d’un buzz, d’un bon lancement, d’une stratégie de comm’ musclée … mais pas forcément ceux qui ont du talent ou une nouvelle vision des choses à proposer, surtout si elle est subversive (non pas transgressive, subversive, cf les « Conférences gesticulées » d’un certain Franck Lepage).
Ceux-là, il va falloir aller les dénicher au détour d’un réseau social, en écoutant Bandcamp, en fouillant les étals des libraires … bref en étant sur le terrain pour échapper au cloisonnement médiatique un chouia incestueux, où trop souvent on répète en boucle ce qu’on a vu et entendu, comme un sésame … teinté de désirabilité sociale ? Grand saut pas si périlleux que ça, le top induit que son auteur est un spécialiste, celui qui a l’œil, le flair, la haute main sur qui est éligible au rang de meilleur artiste/auteur/scénariste/comédien … et celui qui doit demeurer dans le néant. Un expert … un de plus. Alors que, paradoxalement, la globalisation ouvre des portails sur la créativité à l’étranger, que les moyens de diffuser ses œuvres se multiplient via les réseaux sociaux, que les œuvres s’accumulent, que les outils de création sont boostés par le digital …
Soyons honnêtes, au moins intellectuellement. Impossible d’embrasser tout ce qui s’invente, se créée. A chaque éblouissement, un autre succède, complétant le précédent, sans le détrôner, car de compétition il ne peut, il ne doit pas y avoir quand on parle d’art et de création. Que conclure ? Restons curieux, allons là où on ne nous dit pas d’aller. Sortons des chemins balisés, des tops peu importe le chiffre qu’ils affichent. Et si les classements demeurent une rampe de lancement efficace pour certains, à nous tous d’être capables de discernement et d’appétence pour ce qu’on ne nous montre jamais. C’est là la base d’un esprit critique autant que constructif, qui a besoin de régulièrement s’affûter sur l’étincelle de l’imagination et de l’inventivité.