J’entends déjà les fanas et les puristes hurler au charron. Mais que voulez-vous ? En revisionnant Barry Lyndon sur ARTE l’autre soir, j’ai immédiatement pensé au sketch de Coluche. Parce qu’il faut bien le reconnaître, Barry Lyndon, c’est un peu ça. Voire complètement. Au XVIIIeme siècle, en dentelles et robes à panier, mouches et tricornes certes. Mais c’est quand même ça. L’histoire d’un mec.
Tout foirer. Dans les grandes largeurs.
L’histoire d’un mec, qui fuit sa cambrousse irlandaise après avoir buté en duel le fiancé de son amour d’enfance, du moins le croit-il, et qui décide de conquérir le monde et une place sociale élevée dans une Angleterre figée dans ses codes, ses clans, ses interdits et sa dépravation. Il va y parvenir un temps, après moult péripéties, à grands coups de mensonges, de tricheries, de manipulations, de trahisons … mais une fois marié à une lady de la haute noblesse, riche, adulé, célébré, respecté … il va tout faire foirer. Dans les grandes largeurs. Perdre ce qu’il aime le plus haut monde. Se détruire. Et revenir à la case départ. Pour y sombrer dans la misère, la solitude, l’oubli. Trop d’ambition tue l’ambition. Et il faut bien avouer que Barry devenu Lyndon demeure un bouseux sans éducation, un grossier personnage, un malotru. Un raté.
Ce personnage avide de fortune, pervers et auto-destructeur, est à l’origine le héros du roman picaresque éponyme de Thackeray. Cet auteur victorien d’un rare cynisme ferait passer les œuvres de Dickens pour une cueillette aux fraises. En témoignent La Foire aux vanités ou L’Histoire de Pendennis, pour ne citer que ces exemples assez traumatiques, qui mettent en lumière la dureté de la haute société britannique d’alors, sa cruauté, son hypocrisie. Et la fascination qu’elle exerce sur ceux qui rêvent de lui appartenir … et se font éjecter tôt ou tard, car aristocrates et riches, ils ne sont guère de naissance. Exactement le parcours absurde de Barry Lyndon, sur lequel le réalisateur Kubrick jette son dévolu dans les années 70, pour compenser l’échec de son projet de biopic sur Napoléon.
Un fêlé touché par la grâce
Et là, c’est l’histoire d’un autre mec. Un génie artistique, un metteur en scène visionnaire, exigeant, d’une dureté incroyable avec ses acteurs et ses collaborateurs. Un fêlé touché par la grâce qui tourne son film à la lumière de chandelles quand tout le monde lui crie que c’est juste impossible. Qui travaille des mois durant à rassembler une documentation ultra-détaillée, pour tourner dans des décors sidérants de beauté, avec des costumes du XVIIIeme siècle authentiques, ou fabriqués d’après les peintures et gravures d’alors. Qui, dans chacun de ses plans nourris de sa passion de photographe, rend hommage aux grands maîtres Turner, Hogarth, Reynolds, Gainsborough, Constable, Stubbs. Qui tourne deux jours durant des séquences de portraits avec des comédiens quasi immobiles, pour obtenir le grain d’image qu’il souhaite.
Un mec qui fait répéter la même scène des dizaines de fois à son leading man Ryan O’Neal, jusqu’à le faire craquer et obtenir enfin l’intensité émotionnelle souhaitée. Qui condamne son actrice principale Marisa Berenson au silence ou presque, pour souligner sa beauté évanescente, la réification dont elle est l’objet de la part du héros devenu son époux plus par intérêt que par amour. Qui constitue la BO du film à partir de très grands pièces de compositeurs comme Haendel, Bach, Mozart, Vivaldi, s’autorisant un seul écart chronologique avec le trio pour piano et cordes n°2 de Schubert, afin d’ apporter la touche tragique nécessaire pour souligner la chute du héros, sa course à l’abîme.
L’initiation la plus terrible qui soit
Un mec qui va accumuler 300 jours de tournage, éclatés sur deux ans, avec en prime des menaces de l’IRA puisque une partie du set a lieu en Irlande, où l’on voit d’un mauvais œil les références du film à la présence de l’armée anglaise. Qui claque un budget de 11 millions de dollars avec un raté à la clé, puisque le film ne percera pas au box-office … mais deviendra culte en Europe. Une véritable leçon de cinéma qui n’a pas pris une ride. Un film contemplatif, diraient certains, dont les paysages absolument superbes tranchent avec l’ambition du héros. Un héros tout petit devant la puissance des éléments, de la Nature, de la vie … un anti héros romantique, une force qui va, dirait Victor Hugo, dans le mur tant qu’à faire.
Car l’aventure picaresque de Barry Lyndon est en fait une roman d’initiation, la plus terrible qui soit, la perte de l’enfant aimé, de la chair de sa chair, détruite en un instant, emportée par la mort sous forme de moutons empanachés de noir. Pas besoin de beaucoup de dialogue pour énoncer ce fracas intérieur, qui se heurte à la beauté du monde, avec une ironie bien plus mordante que les remarques pince sans rire d’un narrateur omniscient qui conclut cette navrante histoire par un épilogue sans appel : «Ce fut sous le règne du roi Georges III que ces personnages vécurent et se querellèrent ; bons ou mauvais, beaux ou laids, riches ou pauvres, ils sont tous égaux maintenant». Et la Nature majestueuse demeure.
Cette histoire d’un mec racontée avec brio par un autre mec qui a tout compris à la tragédie du premier mec, car elle reflète notre tragédie à tous … Malheureux qui, comme Ulysse, a fait un long voyage dont il aurait finalement pu se passer, car cela ne l’a mené qu’au désordre et à la vacuité. Se brûler les ailes, réaliser qu’on n’a pas les épaules, perdre le goût des choses et finir par se suicider socialement, à la faveur d’un duel où on laisse l’adversaire gagner … parce qu’on n’a plus envie. Seul Kubrick pouvait capter cette profondeur, la restituer avec autant d’intensité et accoucher d’un chef d’œuvre véritable, universel.
Pour Taoufik.
Et plus si affinités