Tu veux vivre une expérience de décompensation culturelle ? Écoute les Viagra Boys sur la version gratos de Deezer et attends que la pub coupe “Sports”. Tu vas bien la sentir la frustration, la confrontation entre une musiquette marketing écoeurante de mignonitude hypocrite et le rouleau compresseur d’un track emblématique, qui évoquerait presque les trépidations du légendaire “I wanna be your dog” de Iggy et ses Stooges.
Comme une mâchoire de pitbull sous amphet
Bon tu as deviné, lecteur.trice, aujourd’hui, je te sers sur un plateau d’argent auditif les Viagra Boys tout droit parachutés de leur Absurdistan suédois, avec leur rock incisif comme une mâchoire de pitbull sous amphet … Bon pas vraiment une découverte vu que le combo opère depuis 2015 avec au compteur deux albums, le fondateur Street worms daté de 2018 et le très récent Welfare Jazz sorti en janvier de cette année (plus Common Sense, EP édité début 2020 avec le délicieux «Lick the bag« ). Et là, je l’attends bien, le “Padmé, tu fais pas dans la nouveauté” ; ce à quoi je répondrai qu’on mesure la puissance d’un groupe sur son second album.
Celui qui témoigne d’une potentielle forme de longévité créative par delà le primo-passage en studio sous l’égide de DA aux petits soins pour de jeunes talents au berceau. Et là, plusieurs questions : y a-t-il une vie après de gros skuds comme “Sports” et “Shrimp Shack” ? Sebastian Murphy et ses potes ont-ils jamais connu ce stade de la petite enfance angélico-artistique, vu la désespérance détachée, pour ne pas dire nihiliste, de leur musique et de leurs textes ? Et supporteraient-ils la moindre suggestion d’un conseiller tout droit sorti d’une école de commerce pour faire exploser les dividendes d’un label, quitte à multiplier l’album kleenex et la starlette d’un jour (un poncif dans le métier) ?
Viagra Boys galette n°2
Réponse en forme de gros NON dans ta gueule avec le nouveau bébé du groupe (qui de toute façon avait clairement annoncé la couleur avec “Amphetanarchy” ou “Worms” et pour ceux qui n’auraient pas compris le message, prière décrypter les tatouages qui constellent le torse du chanteur, ils ne seront pas déçus) : la Viagra Boys galette n°2 débute sur le somptueux et très clair “Ain’t nice”, asséné avec la nonchalante élégance d’un requin repu qui joue avec le bébéphoque dont il vient de trancher la queue d’un coup de crocs … et qu’il laisse benoîtement se vider de son sang en chouinant, quitte à finir quand il aura envie d’un snack.
13 morceaux plus tard, on a le souffle court et les esgourdes écartelées par cette savante alternance de sons léchés, de mélodies ultra-travaillées, de rugissements de colère. Blues-rock disent les uns, post punk revendiquent les autres. Jazzy par moment, un chouïa de disco dans les phrases de synthé, et la puissance hypnotique du stoner dans les lignes de basse, sur lesquelles s’accrochent des drums au cordeau, une rythmique comme une guêpe au dard menaçant, un saxo hystérique qui répond à la voix graveleuse du chanteur. Le tout embarqué à l’unisson dans une chronique cynique de la dépression moderne, dixit “Creatures” qui n’est pas sans évoquer ces autres brûlots que sont “We are the pigs” de Suede ou l’emblématique “In every home a heartache” de Roxy Music.
Rock’n’roll animals
Pas dans le style et la compo mais dans la thématique et la désespérance, la colère, la frustration, la perdition. Regardez le front man Sebastian Murphy errer dans le supermarché du clip “Just like you” avant d’aller enterrer son micro en pleine forêt, observez-le durant le long travelling de « Ain’t nice” et vous aurez une idée de la démesure du bonhomme, de son charisme auto-destructeur assumé, de son aura déjantée, il faut bien lâcher le mot. A l’égal d’un Lux Interior, d’un Jello Biafra. D’un Tom Waits ? Un mix de tout ça, avec un détachement presque dadaïste, tandis que ce dandy de comptoir se contorsionne à moitié à poil, sans rien cacher de son bide de buveur de bière. On penserait presque aux gars de Grindhouse, dans ce laisser-aller assumé de rock and roll animal et fier de l’être.
Sauf qu’il n’est pas le seul à patauger dans ce trip fataliste ; scrutez le saxophoniste partir en véritable transe pendant les Shrimp sessions 2, le bassiste solidement campé sur ses jambes, gratte en main, balançant la tête comme s’il tapait les cordes avec son âme. Les autres membres du combo sont dans le même mood d’abandon quand ils jouent, illustrant de façon assez spectaculaire l’expression consacrée : “se lâcher”. Une osmose très élaborée, sur le fond comme sur la forme (vous verrez apparaître une flûte traversière à un certain moment), qui en dit long sur la longévité des Viagra Boys, et le potentiel accumulé chez ces messieurs.
Bref wait and see pour le troisième album et des concerts qui auront lieu, même à distance, même en live stream : rien n’arrêtera ces gars, surtout pas un virus. Que voulez-vous, quand on peut rendre un caddie de supermarché ultra sexy rien qu’en le poussant, chanter avec une pelle au milieu des bois, se faire pourrir la figure à coup de balles de tennis sans jamais avoir l’air ridicule ni perdre de sa superbe, on peut tout faire. Tout y compris et surtout réveiller les mânes d’un rock’n’roll qui n’est pas si moribond que ça. Et pas besoin de petites pilules bleues pour, juste le talent, l’esprit, le feeling, une certaine conception de la vie et de ses mensonges. Et rien à foutre du regard des autres. Mais alors, rien de rien. Long live the Viagra Boys !
Et plus si affinités