Ah le monde de l’entreprise, terreau fertile de toutes les vanités, de toutes les convoitises, de toutes les hypocrisies. Espace où continue de proliférer l’esprit de compétition de l’homme préhistorique avide de survivre en bouffant les tripes de l’Autre, bien assis dans son beau bureau. Employé, manager, directeur … Darwin et Beckett auraient adoré cette chaîne alimentaire. Quant à Rémi De Vos, il s’en amuse tout en grinçant des dents, avec Kadoc.
Krum
La pièce propose une immersion échevelée et hilarante dans le quotidien de trois salariés d’une entreprise baptisée Krum. Intéressant naming puisque le mot veut dire « courbé » en allemand. Et courbés, ces trois messieurs le sont. Devant leur hiérarchie, leur vision du travail, sous le poids de la pression productiviste, le stress d’une vie privée monitorée par des épouses ambitieuses, agressives ou complètement folles.
Les choses vont déraper … tiens, quand vont-elles déraper au juste ? Au moment où le chef de service croise la femme d’un de ses subordonnés au supermarché et l’invite ainsi que son époux pour un petit dîner sympathique qui va tourner au fiasco ? Quand un de ces subordonnés pénètre dans son bureau un matin pour y découvrir un singe gribouillant sur ses dossiers ? Quand l’autre décide de devenir insultant pour démontrer ses compétences ?
A lire également : Bonjour Paresse : Corinne Maier ou l’éloge de ne surtout rien faire en entreprise !
Open space vs caverne intime
Le spectre est large. Pour tout dire, Kadoc part en vrille dés la première seconde, dans son titre même dont on comprendra le non-sens au terme de la pièce. Et la mise en scène de Jean-Michel Ribes ne fait rien pour atténuer la chose, au contraire. La scénographie, astucieuse, mêle open space et intimité du foyer, comme pour suggérer l’effacement irrémédiable de la frontière. Traduction : notre boulot nous bouffe jusque au tréfonds de notre caverne intime.
Et, juste retour des choses, notre caverne intime nous suit au travail. Bref vivons-nous pour travailler ? Travaillons-nous pour vivre ? Question métaphysique que De Vos et Ribes vont solutionner au lance-flamme, aidés en cela par un casting explosif trié sur le volet : Caroline Arrouas, Jacques Bonnaffe, Marie-Armelle Deguy, Gilles Gaston-Dreyfus, Anne-Lise Heimburger, Yannik Landrein.
A lire également :L’Invité : du rire à la tristesse
Vide intersidéral
Le sextuor s’empare de l’espace de jeu avec une délectation communicative, un sens évident du burlesque et du loufoque. Et un véritable talent pour la glissade d’un registre à l’autre. Subtiles micro-fissures annonçant l’imminence du burn-out, failles gigantesques de la dépression, de la folie ordinaire. Kadoc met en lumière la violence, des relations au travail ou/et dans le couple, et la manière dont les passerelles se créent d’une bulle à l’autre.
Et le vide intersidéral du monde du travail, bien entendu. Car pas un seul instant, on ne comprend ce que produisent réellement ces gens. Qu’apportent-ils comme plus-value ? Que fabriquent-ils de concret ? On n’arrive pas à le comprendre, jamais. Ce contrat vital pour le devenir de Krum, on ne cerne jamais sur quoi il repose. Par contre quel poids sur les épaules de ces trois garçons … et de leurs compagnes. Bref cela n’a aucun intérêt, hormis exciter les egos. Alors qu’il suffirait d’un petit clic sur un clavier pour revenir à la la normale.
En résumé, Kadoc, c’est très drôle, extrêmement pertinent, assez terrifiant et totalement justifié. A quand une version sous COVID ?
Et plus si affinités