Nous attendions le film de Sylvie Verheyde avec une certaine curiosité … et à peine visionné, nous avons revu la version de Just Jaeckin. Pas de doute : de 1977 à 2021, Madame Claude continue de fasciner et d’interroger, mais pas pour les mêmes raisons ni avec le même regard.
Maîtresse femme et scènes coquines
Inspiré par la biographie Allô oui, Madame Claude 1977 est signé par le réalisateur d’Emmanuelle. Forcément, il s’en dégage un certain érotisme, magnifié par le regard d’un homme rompu à l’art de capter le corps de belles jouisseuses, soudainement libérées, souffle des seventies oblige. Pas de quoi fouetter un chat néanmoins, une malléole de ci de là, quelques toisons pubiennes, deux trois gémissements et le regard langoureux d’une Dayle Haddon ardente et offerte, tandis qu’elle découvre les charmes et les avantages de la prostitution de luxe … et la dureté de la haute société.
Les sphères du pouvoir sont très présentes dans le film de Jaeckin qui place sa Claude au cœur d’un réseau puissant où hommes politiques et notables se côtoient, ainsi que flics, grands voyous et barbouzes. Tous cherchent à étouffer une sale affaire de mœurs aux contours obscurs, mais avec comme fil directeur les filles de Claude … et les photos prises par un jeune journaliste avide de scoop. Des clichés compromettants qu’il faudra récupérer par tous les moyens. Et Claude, déjà poursuivie par le fisc, de se démener pour neutraliser le scandale.
Objectif : préserver son précieux et très lucratif négoce bien évidemment, et rester en vie. On appréciera l’interprétation de Françoise Fabian, aussi élégante que froide, qui compose une Madame Claude racée, calculatrice, maîtresse femme qui domine ses sens comme ceux des autres. Une parvenue élégante et indépendante, qui tient ces messieurs à distance pour conserver son bon sens et son autonomie, et qui sait jauger d’un coup d’œil les demoiselles qui postulent dans son écurie, éloignant les impulsives, les jouisseuses et les bourgeoises en mal de sensation.
Beaux décors, belles robes, beaux cadrages, un casting mêlant Murray Head, Klaus Kinski, Maurice Ronet, André Falcon … et Gainsbourg comme compositeur. Le tout se tient très bien, n’a que peu vieilli, et se laisse regarder de bonne grâce et une certaine nostalgie de ces temps finalement insouciants. La séquence du train n’a-t-elle pas engendré les premiers émois de centaines d’adolescent.es ? Et que dire de cette scène délicieuse où un magistrat travesti se laisse séduire par une call-girl habillée en Gavroche ?
La maquerelle de la République
Madame Claude 2021 : changement de braquet. 45 ans ont passé, le sida, les féminicides, la charge mentale … l’approche de Sylvie Verheyde s’en ressent. La réalisatrice avait déjà traité le sujet de la prostitution avec Sex doll, et sa lecture du parcours de Fernande Grudet aka Madame Claude suit un peu le même schéma. Femme d’affaire intraitable, sa Claude peine à cacher ses origines populaires sous un vernis de distinction que les bijoux et les robes de marque rendent encore plus bling-bling. C’est une femme amère qui nous parle, d’elle, de ses ambitions, de ses choix …
Abandonner sa fille, fuir l’amour comme la peste, jouer les informatrices pour bénéficier de la protection des hautes autorités, police, RG … Tout tourne à peu près rond pour cette maquerelle de la République auto-proclamée, jusqu’à ce que déboule Sidonie, gamine issue de la très haute société, qui hait son père, son milieu, veut se prostituer par vengeance. Sidonie, à laquelle Claude s’attache, faiblesse fatale. Parce qu’elles partagent la même détresse, la même désillusion, des frustrations semblables … Sidonie, qui pourrait être l’enfant rêvée, la fille dont Claude aurait voulu.
Des guerrières tristes, fragiles ô combien, en manque d’amour, de reconnaissance. Karole Rocher, incisive Claude, dont l’élégance ne peut escamoter la fatigue, toujours nerveuse, sur la corde raide, l’insulte à la bouche, violente au besoin … Garance Marillier, Sidonie auto-destructrice, salie dés l’enfance … autour d’elles, des hommes d’une grande rudesse, menteurs, hypocrites, manipulateurs … exit le glamour de scènes érotiques langoureuses de Jaeckin ; ici les rapports sont violents, les coups partent. Fortunés, puissants, les clients de Claude payent pour faire mal.
De fait, le film de Sylvie Verheyde évoque plus La Dérobade de Daniel Duval ou Chaos de Coline Serreau. Il donne à voir la difficulté pour une femme de conquérir son autonomie et d’accéder aux cercles décisionnels que du reste elle n’intègre jamais vraiment. Seules options de vie : le mariage, l’enfantement, la prostitution de soi puis d’autrui. Nous sommes dans les années 70, malgré la libération des mœurs, la femme demeure une mineure. Même indépendante, elle est larguée, enfermée dans un cercle dont on ne sait s’il est vicieux ou vertueux.
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Thriller érotique réalisé par un homme en 1977, drame social tourné par une femme en 2021 : à cinquante ans d’écart, Madame Claude n’inspire plus les mêmes sensations, les mêmes réflexions. C’est ce décalage qui joue, cette mutation des regards, des logiques. Flamboyante dominatrice pour l’un, femme blessée pour l’autre … au final, savoir qui était vraiment Fernande Grudet importe peu. Il est beaucoup plus intéressant d’interroger la manière dont elle inspire encore les cinéastes et les auteurs : qu’on le veuille ou non, ce fut une proxénète. Rien de bien glorieux au final. Mais c’est l’image qu’on s’en fait qui est marquante. Aujourd’hui encore, cette mère maquerelle s’impose comme le reflet d’une époque, un autre mode de vie. Un mythe en devenir ? Un curseur permettant d’évaluer le changement des mentalités et des mœurs ? A vous d’en juger, mais pour sûr, vous ne regarderez pas ces deux films comme un simple divertissement.
Et plus si affinités :
Vous pouvez voir Madame Claude de Just Jaeckin sur le site de Canal+.
Vous pouvez regarder Madame Claude de Sylvie Verheyde sur le site de Netflix.