Gucci, marque de maroquinerie iconique au logo identifiable entre tous, success story du luxe doublée d’une ascension légendaire, saga familiale teintée de réussites, de confrontations et de sang : alors que le film de Riddley Scott se concentre sur l’assassinat de Maurizio Gucci commandité par une ex-épouse délaissée dans la plus pure tradition du crime mafio-crapuleux, le livre qui a inspiré ces images déroule chaque étape d’une odyssée entrepreneuriale d’envergure qui s’enracine dans une culture du haut de gamme, une conception très particulière de l’esthétique et de la qualité, un art de vivre dédié au Beau et à l’exceptionnel. Il est temps de parcourir le passionnant ouvrage de Sara Gray Forden, House of Gucci.
Les spasmes du destin
Publié en 2000, depuis régulièrement mis à jour, notamment à l’occasion de la sortie de l’adaptation cinématographique impliquant Lady Gaga, Adam Driver, Al Pacino, Jared Leto et Jeremy Irons (il fallait au moins ce casting pour incarner les caractères forts du clan Gucci), ce pavé est sous-titré dans sa langue d’origine «A Sensational Story of Murder, Madness, Glamour, and Greed”, dans la langue de Molière une histoire sensationnelle de meurtre, de folie, de glamour et de cupidité. Tout un programme de dépravation fait pour appâter le chaland déjà alléché par l’atrocité du crime commis : en 1995, Maurizio Gucci est abattu de plusieurs balles dans le hall de l’immeuble abritant ses bureaux ; cette affaire a passionné le public aux quatre coins du monde, avec autant d’intensité que dix ans plus tard, la mort de Versace.
C’est que cette disparition s’inscrit dans une longue série de spasmes du destin : si la famille Gucci s’est imposée à l’échelle planétaire parmi les plus grandes enseignes du luxe, si elle s’est ancrée telle un élément incontournable de la culture italienne aux yeux du monde, elle s’est aussi illustrée par des esclandres spectaculaires, que Sara Gray Forden rattache avec le mode même de fonctionnement d’une entreprise où seuls les mâles du clan ont droit de cité. Ce n’est pas un hasard si le livre s’ouvre sur un arbre généalogique illustrant les différentes branches d’un lignage de souche florentine, dont la marche au succès n’est pas sans singer celle de leurs prestigieux prédécesseurs, les Médicis. Conscients de porter un héritage venu de la Renaissance, les Gucci ont construit leur maison comme le firent les grands marchands du XVIeme siècle.
Précurseurs, visionnaires et trublions
Ce fut leur force et leur faiblesse. Car le climat concurrentiel instauré par le fondateur Guccio Gucci parmi sa descendance n’a pas toujours eu l’effet bénéfique escompté. Les idées de génie défendues par certains se heurtèrent aux défiances des autres. C’est ainsi qu’au fil du XXeme siècle, en dépit des soubresauts de l’Histoire, nous voyons l’entreprise au ruban vert et rouge sortir de Florence conquérir l’Italie, puis l’Europe, ensuite les États-Unis, l’Asie. Modèles emblématiques (le célébrissime sac bambou), mutations du logo, diversification des gammes de produits (le foulard de soie Flora dédié à Grace Kelly), ouverture sur la mode et la cosmétique, c’est une leçon de marketing in situ que nous savourons, avec en filigrane un cours sur l’histoire du marché du luxe. Et c’est absolument passionnant.
Les Gucci furent des précurseurs, des visionnaires autant que des trublions. L’épisode tragique de la mort de Maurizio met en évidence les convoitises frénétiques qu’une pareille entreprise ne peut que susciter. Pour preuve, le combat acharné que se livrèrent LVMH et Kering dans le but d’acquérir ce joyau un brin écorné par un Maurizio extrêmement créatif, mais bien trop dépensier. Là aussi, le livre House of Gucci illustre avec brio la manière dont les gros groupes internationaux ont noyauté et transformé ces maisons illustres certes, mais distancées par la globalisation des échanges et la financiarisation du monde de la mode et du haut de gamme. Les stratégies de rachat ici détailléesen disent long sur le prestige de ces patronymes glorieux, représentatifs d’un mode de vie, d’une excellence.
Une sphère aux excès fascinants
Aujourd’hui, l’ère Maurizio Gucci, portée par le talent de Dawn Mello, est révolue ; de même cette période glorieuse où le tandem Tom Ford / Domenico De Sole a propulsé la marque au faîte d’une gloire glamour aussi sophistiquée que sulfureuse. L’actuel directeur artistique, Alessandro Michele, doit séduire un public jeune, ultra-connecté, exigeant et volage, en quête d’expériences inédites, de produits connectés et ecofriendly. Gucci opère désormais dans les jeux vidéos et le métaverse aussi bien que sur les catwalks, se détourne de la fourrure, mise sur le non-binaire et la production circulaire, infiltre le site Alibaba pour vendre en ligne jusqu’au fin fond de la Chine. Toujours dans l’air du temps, avec un train d’avance ? Cette version de Gucci 4.0 mériterait un livre en soi, d’où la lignée des Gucci serait absente.
Les survivants de la famille n’ont plus la main sur cette formidable machine à rêver qui évolue dorénavant en dehors de cette sphère aux excès fascinants. Est-ce un mal ou un bien ? Pour sûr, les coups de génie et d’éclat des frères Gucci et de leurs enfants n’alimentent plus tabloïds et presse people. Splendeurs et misères des fondateurs d’empire qui perdent la tête à force de grandeurs insaisissables ? Un brin de nostalgie nous saisit devant cette mutation implacable qui n’est pas sans évoquer la morale fataliste du livre Le Guépard de Guiseppe Tomasi de Lampedusa :
«Nous fûmes les Guépards, les Lions ; ceux qui nous remplaceront seront les petits chacals, les hyènes.[…] et tous ensemble, Guépards, chacals et moutons, nous continuerons à nous considérer comme le sel de la terre».
Et plus si affinités
Pour en savoir plus sur le livre House of Gucci, consultez le site de l’éditeur Harper Collins.