Raccommoder, repriser, ravauder, « to mend » dans la langue de Shakespeare : ça fait peuple, non ? Ça sent son Hugo, son Zola, Cosette grelottant de froid dans sa petite robe déchirée qu’elle recoud comme elle peut, Gervaise retapant les pantalons usés de ses gamins entre deux cuites. Pas forcément ce qu’il y a de plus glamour : vous vous voyez rappliquer à la Fashion Week avec un t-shirt rapiécé et un pantalon couvert de patches pour camoufler les traces d’usure ? Cela ferait tache au milieu des fashionistas bardées de marques de luxe… quoi que… vous pourriez faire très couleur locale, voire être à la pointe de la hype. Pour différentes raisons.
Le rapiéçage, entre précarité et agilité
Tout est dans le sens initial des mots. Direction Le Larousse (valeur sûre) pour faire le plein de définitions.
- Recoudre : Coudre ce qui est décousu ou déchiré, défait.
- Raccommoder : Remettre en état, réparer un objet usé ou abîmé – Réparer du linge à l’aide d’une aiguille et de fil.
- Rapiécer : Réparer, raccommoder un vêtement, un article en tissu usagé en y posant, y cousant une ou des pièces.
- Ravauder : Raccommoder à l’aiguille, repriser.
- Rapetasser : Raccommoder un vêtement, des chaussures ou les réparer de façon sommaire.
- Repriser : Raccommoder, en faisant des reprises (réparation d’une étoffe déchirée en reconstituant à l’aiguille des fils de trame et des fils de chaîne).
Ouf, reprenons notre souffle et synthétisons ce champ lexical assez fourni, ma foi : il s’agit de prolonger l’existence d’un vêtement abîmé par accident ou par l’usure du temps. Chaussettes et bas troués, jupon arraché, boutons décousus, tissu élimé sous les bras et à l’entre-jambes… nos grands-mères s’y entendaient pour réparer ces accrocs en un tour de main. Parce que le linge était alors un produit relativement onéreux que tous ne pouvaient acheter en série. Parce que la couture faisait partie des compétences qu’une bonne femme au foyer se devait de maîtriser (non, ne rigolez pas, dans les années 50, au sein de l’école de la République, on enseignait les rudiments de la couture aux filles, en parallèle de la lecture et de l’algèbre).
Que peut-on en conclure ? On ne va pas se le cacher ; initialement, le rapiéçage est :
- au mieux, un signe d’économie et de bonne gestion du foyer (on retape le linge jusque dans les maisons bourgeoises et nobles, les servantes se chargeant souvent de la besogne).
- au pire, la conséquence d’une précarité plus ou moins avancée qu’on va tenter de cacher comme on peut, car l’état du vêtement constitue un signe du statut social.
Et c’est là que le raccommodage devient ruse, agilité : relisons les définitions citées plus haut. Certains termes désignent un geste sûr, précis, une technique visant à camoufler l’accroc pour donner l’illusion d’un vêtement propre, net, toujours neuf. Ou comment rebooster du vieux pour en faire du nouveau : upcycling en vue ? En tout cas une sacrée dextérité qui témoigne d’une débrouillardise presque roublarde. N’oubliez pas Arlequin : le costume du personnage le plus célèbre de la commedia dell’arte est en fait un véritable patchwork de bout de tissus multicolores. Pourquoi ? Parce ce valet misérable ne peut se payer un vêtement d’une seule pièce d’étoffe. Aussi, avec son sens pratique, il en créé une en assemblant des petits morceaux de tissus déchirés. Sa tunique à carreaux est en fait la sublimation d’un rapiéçage, et une action de scale-up digne de nos start-up les plus alertes.
Mending : tendances et small business
Et là se pose une question qui ne semble rien avoir à faire avec le propos mais en fait si : pourquoi vous parler de rapiéçage ? Tout simplement parce que je suis depuis quelque temps le hashtag #visiblemending – raccommodage visible en français – sur Instagram (132 229 publications), et que j’ai été assez bluffée par ce que j’y ai découvert : des créations de belle facture, une recherche presque poétique dans les motifs, une véritable expertise dans la manière de transformer un trou ou une déchirure en un dessin élégant. Visiblement, la chose est en train de s’affirmer comme une tendance à suivre, en témoignent un taux d’engagement élevé, une moyenne de 200 likes par post. Même topo pour #mending (165 024 publications), terme qui, selon Ubersuggest, fait l’objet de 33 100 recherches en moyenne par mois sur Google, qui évalue le coût par clic d’une publicité affichant ce mot clé à 3,82 dollars.
Un succès qui s’explique peut-être parce que « mending » est aussi le nom de baptême d’un enchantement clé dans l’univers Minecraft, qui permet de restaurer, je cite « la durabilité d’un objet grâce à l’expérience » ? Confusion problématique certes, qui brouille les limites entre l’art de raccommoder les pulls troués et l’agilité des gamers adeptes du jeu de construction en ligne le plus célèbre qui soit. C’est oublier la visibilité accrue d’autres termes comme « handmade », « fait main », «upcycling», « diy », « sewing » mis en évidence par Inssist l’assistant web pour Instagram. Bref, le rapiéçage multiplie les adeptes, et encourage le développement d’un marché où pullule le « small business » : des autoentreprises où les femmes sont majoritaires, qui commencent par réparer les fringues de leurs gosses ou les pièces fétiches de leur dressing, montrent le résultat sur les réseaux sociaux, échangent leurs astuces au sein de groupes, fédèrent une communauté, puis en viennent à proposer leurs services.
A moins qu’elles ne vendent les tutos en ligne, les fiches descriptives, des créations originales déclinées en pièces uniques ? Où qu’elles collaborent avec des éditeurs pour publier des ouvrages spécialisés : Mending Life, Visible Mending, Modern Mending, The Art of Repair, Mending with love… il suffit d’inscrire la requête « books mending » sur Amazon ou Google pour voir apparaître des dizaines de titres en anglais, et en français également : Rapiécer et raccommoder, Docteures Couture, Les oubliés du placard… Preuve qu’il y a une demande, dixit les accessoires qui vont avec : écheveaux de laine, patchs et écussons, cercles de broderie, repriseurs, kits complets… Tout un équipement que s’arrachent particuliers et couturiers émergents qui se spécialisent dans cette niche spécifique : Elysha Schuhbauer aka Worthmending – Tanay Van sant aka Tanyastitches, Paloa Pellino aka la_guardarobiera – Nancy Brooke Smith aka Floral Ave. – M3Niemi – Ministry of mending – Visible_creative_mending …
Raccommodage : un acte militant !
Impossible de tous les répertorier ici, il faudra donc que vous alliez fouiller par vous-même pour explorer cet univers riche de fulgurances et qui témoigne d’un nouvel art de vivre où le rapiéçage s’affiche comme un acte militant autant qu’une coquetterie esthétique (au passage, nous vous conseillons d’aller défricher Pinterest et Etsy en plus d’Instagram, je viens d’y faire un petit détour en rédigeant cet article et il y a largement de quoi faire. Et si vous êtes en mal d’événements, sillonnez les salons spécialisés type Créations & Savoir-Faire ou L’aiguille en fête qui célèbrent les loisirs créatifs et les travaux de dames, vous ferez forcément de belles rencontres).
Ttout cela ressemble à une réappropriation démocratique dans les règles, après :
- une longue période de collections haute-couture s’égarant du côté d’un vagabond style parfois vivement critiqué (la très controversée collection SDF de Galliano pour Dior en 2000, le pull « military socks patchwork » de Margiela, la collection Vagabond de Viktor and Rolf en 2016, quelques exemples parmi tant d’autres) ;
- un matraquage marketing de longue haleine encourageant à changer de dressing comme de tampon, ce qui a engendré les dérives économico-écologiques de la fast fashion, dont H&M et consort tentent péniblement de s’extraire du moins en pensée, à coup d’ateliers de réparation et de customisation ouverts à leur clientèle.
Signe des temps : au Royaume-Uni, en pleine pandémie, les « Street Stichers », couturiers de rue éphémères » emmenés par la designeuse Suzi Warren, ont installés des ateliers de réparation sauvages au pied de grandes enseignes de fast fashion pour réparer de vieux vêtements. Mot d’ordre : “Stitch it don’t ditch it”, “Raccommode-le, ne le jette pas”. Objectif de la manœuvre : sensibiliser le public aux dégâts de la mode jetable, l’encourager à mieux choisir et préserver ses vêtements, quitte à les faire retaper par des spécialistes ou à le faire soi-même. Bref faire ce que faisaient les générations précédentes. Une douce utopie ? Pas forcément. C’est que le Do it yourself est passé par là, de même un bilan climatique catastrophique et le désir d’agir des jeunes générations comme des seniors. Le rapiéçage devient donc un acte militant, résumé en un hastag particulièrement clair : #restaurerpournepasjeter, donc ne plus polluer, ne plus exploiter de pauvres gamins payés une misère dans les pays du tiers-monde, ne plus encourager des collections tous les trois mois, bref NE PLUS participer à la destruction de la planète !
Ravaudage, souvenir et résilience
Mais ce n’est pas tout : le succès croissant du rapiéçage s’enracine dans d’autres terreaux, plus émotionnels pour ne pas dire affectifs. C’est avant tout et ce n’est pas rien l’opportunité de redonner vie à un habit qu’on adore et qu’on n’imagine même pas qu’il finisse à la poubelle (non, ne niez pas, nous avons toutes et tous dans notre armoire un t-shirt chargé de souvenirs, une veste en laine doudou, un pyjama réconfortant, une paire de chaussettes favorites… sans compter les pièces de grand-couturier récupérées dans le grenier de Mamie, sait-on jamais). Autant de sensations agréables, de sentiments rassurants, de good vibes, un effet cocon presque matriciel dont on a besoin pour se rassurer, se ressourcer. Impossible de s’en débarrasser, cela reviendrait à s’amputer.
Garder le dit-vêtement à l’état de chiffon, au risque que le conjoint le fiche à la benne à ordure ou s’en serve pour faire le ménage, à moins que ce soit maman qui s’en charge, nos mères, avec leur manie de tout ranger, le nombre de crises familiales que ça a pu déclencher, là aussi ne dites pas non, rappelez-vous, quand vous avez frénétiquement chercher partout vos jeans troués achetés avec les petits sous gagnés à la sueur de votre petit front pendant votre petit job d’été, un mois ultra pénible à vendre des glaces sous le soleil pendant que les autres se baquent dans la mer), jeans tant convoités, enfin achetés, à peine mis une petite fois qu’ils ont été évacués avec un air de dégoût par votre génitrice qui avait du reste interdit l’achat des dit jeans, « Non mais, ça va pas des fois de s’habiller comme ça ! Nirvana ? J’t’en foutrais du Nirvana, tiens ! »
Incapable, l’ignare, de se tenir au courant des tendances ou de laver du linge noir à bonne température. « Soyez indulgent, c’est une boomeuse, elle ne sait pas ce qu’elle fait » « Ouais bah la mienne s’ingéniait à tout passer au sèche-linge, du coup ma garde-robe bien noire de gothique tournait au gris, et je vous parle pas de l’état des dentelles ». Mais ça, c’était avant ! Aujourd’hui, avec un peu d’imagination et de patience, on peut retaper le vêtement chéri comme nos mamans le faisaient avec nos nounours (comme quoi, quand elles veulent, elles peuvent très bien s’y prendre, elles ne sont totalement à jeter aux chiens, nos madres, n’est-ce pas, maman ?). Et si on est trop nul/trop occupé, ce ne sont pas les experts qui manquent pour transformer cette harde défraîchie en lui offrant un petit coup de upcycling au passage.
Mais cela serait dommage quand même. Car réparer soi-même son t-shirt doudou avec ses petites mains, cela ne relève pas que de la basse besogne couturière. C’est renouer avec soi-même, réinvestir dans le concret, retrouver du sens. La pleine conscience par le fil (évitez quand même de trop vous piquer les doigts, c’est pas forcément top) : une démarche résiliente que les nippons pratiquent depuis des siècles comme un sport psychique national. En témoignent le kintsugi, technique de recollage des faïences brisées dont les fissures sont soulignées avec de l’or, pour signifier que toute cassure est source d’enseignement et de beauté intérieure. Quant à la broderie Sashiro, elle est une école de la patience, de l’observation, de la rigueur et de la régularité. Bref raccommoder son pull, c’est un peu comme soigner son âme et affirmer son être, ou le rapiéçage et la customisation comme antichambre d’une philosophie de réconciliation avec son être profond ?
Art thérapie en puissance, rupture avec la folie digitale, le consumérisme aveugle, possibilité pour les messieurs d’accepter leur part de féministé (je viens d’y penser, les ateliers dédiés à la gent masculine se multiplient, et c’est très bien comme ça) : le raccommodage renoue avec le passé pour générer une nouvelle niche dans l’univers des arts textiles en hybridant broderie, couture, tricot, crochet, récupération, recyclage, upcycling, affirmation de soi. Le plaisir d’un geste physique, avec un résultat concret. La fierté d’avoir réussi une première broderie, de la montrer, d’être félicité, encouragé. D’apprendre, d’agir de manière concrète. Autant de facteurs qui en disent long sur les bienfaits d’une pratique qui dépasse de loin le clinquant de la mode pour devenir engagement. A suivre donc, car les talents en devenir pullulent dans cette mer fertile : à l’heure où les grandes maisons du luxe perdent leur âme dans les méandres des métaverses, l’exception haut de gamme est peut-être en train de trouver ici une nouvelle expression.