2022 : BigBug, le nouveau film de Jean-Pierre Jeunet déboule sur les écrans via la plateforme Netflix. Grands amateurs du cinéma jeunetien, nous attendions la chose avec impatience… et n’avons guère été déçus par ce nouveau bébé dystopique en diable, néanmoins très réaliste dans l’approche d’une société bouffée par une transformation digitale démente. Avec à la clé la question récurrente dans toute la filmographie du papa d’Amélie Poulain : et l’humain dans tout ça ?
https://youtu.be/vWcqH7orROc
Paradoxe et ironie
Petit flashback. 2018 : devant une tasse de thé dans le hall de la halle Saint Pierre qui accueille l’exposition Caro/Jeunet, le réalisateur de Delicatessen, La Cité des enfants perdus, Le Fabuleux destin d’Amélie Poulain, Un Long dimanche de fiançailles, Alien Résurrection, Micmacs à Tire-Larigot, L’Extravagant voyage du jeune et prodigieux TS Spivet, se montre fataliste : « Le marketing a pris le pouvoir sur l’artistique ». Face aux exigences normatives de directeurs commerciaux en quête de rendement maximal, Jeunet semble prêt à jeter l’éponge, préférant revenir au film publicitaire plutôt que de plier devant les diktats de l’industrie du film.
Ironie du sort : c’est grâce à l’ogre Netflix que son nouveau projet va voir le jour ; pire, BigBug dénonce avec un cynisme mordant les mécanismes algorithmiques qui alimentent la désormais incontournable plateforme VoD, qui cherche par tous les moyens à s’imposer dans un paysage cinématographique vampirisé par la multiplication de la diffusion en ligne. Paradoxe ? Et pourquoi pas ? Dans sa volonté de s’imposer comme sauveur d’un cinéma d’avant-garde dissous dans le marasme du conformisme, Netflix a déjà misé sur Scorcese, les frères Coen, Spike Lee, Soderberg… Objectif : permettre aux grands cinéastes de continuer à tourner en toute liberté. Jeunet complète donc naturellement la liste, avec un récit comme lui seul peut en trousser un.
Robots vs humains ?
Nous sommes en 2045, dans une banlieue pavillonnaire ultra-connectée écrasée de chaleur, dérèglement climatique oblige. Heureusement, robots et domotique sont là pour rafraîchir les habitats, faire la cuisine, laver le linge, s’occuper de l’administratif comme des enfants, bref gérer le quotidien, laissant tout le loisir aux humains de faire autre chose de beaucoup plus important. Mais quoi ? Dans un monde où l’intelligence artificielle a pris le dessus, les dysfonctionnements s’enchaînent, imperceptibles indices de la catastrophe en gestation. Une prise de pouvoir par des yonix aux allures de Terminator, qui considèrent les hommes comme des animaux et comptent bien s’en servir de la même façon : bétail, alimentation, zoo, cirque, corrida…
Face à la menace qui gronde (le nouveau modèle brigue une fonction politique, n’hésitant pas à discourir face à un candidat humain devant les caméras de télévision), trois robots domestiques de l’ancienne école décident de défendre leurs propriétaires, coûte que coûte, quitte à les enfermer de force : c’est ainsi qu’Alice, charmante quadra tout juste divorcée, se retrouve parquée chez elle avec son flirt Max, le fils de ce dernier, sa propre fille que lui amènent son ex-mari et sa fiancée bien décidés à convoler sans la mouflette, la voisine sympa, mais qui ne rend jamais ce qu’on lui prête. Autour d’eux, Monique, Einstein, Nestor, Tom, Greg et consort, tous des robots, tous désireux de développer l’humanité qu’ils sentent vibrer en eux à force d’observer leurs patrons au quotidien, patrons qu’ils aiment, veulent sauvegarder, avec qui ils désirent interagir autrement que sur un mode hiérarchique dépersonnalisé.
L’homme esclave de sa création
Une situation pour le moins compliquée, qui va encore se tendre avec la survenue d’un yonix peu commode, voire un brin fasciste, bien décidé à faire régner l’ordre dicté par une bureaucratie algorithmique totalement déconnectée de la logique la plus élémentaire. Et forcément, avec Jeunet aux commandes, ça va vriller très sévèrement. Avec son lot de réflexions bien entendu : publicité intrusive, espionnage via les objets connectés, détournement des datas, fichage des individus, dérives transhumanistes, clonage, drones tueurs, nous voici dans un condensé de Black Mirror à la sauce Jacques Tati, et si cela fait rire, cela fait aussi trembler, c’est d’ailleurs le but.
Le décor a beau être lumineux, saturé de couleurs éclatantes, le propos est sombre, sans appel : comme d’habitude, l’homme, en bon apprenti sorcier qu’il est depuis l’âge du feu, est en train de devenir l’esclave de sa création, de se faire happer dans un piège qu’il a lui-même conçu. Les clins d’œil sont nombreux : Blade Runner, Farenheit 451, 1984, Robocop, I Robot et autres succès du même tonneau sont évoqués avec autant de tendresse que de dérision, tout comme les films précédents de Jeunet. La nostalgie des gadgets de notre enfance, les références aux livres, à la calligraphie, à l’âge d’or du cinéma soulignent la cannibalisation de la culture par le tout digital.
Et l’humain dans tout ça ?
Et l’humain dans tout ça ? S’il s’égare dans les méandres du machine learning, il n’en demeure pas moins ce qu’il est : un animal social en quête d’amour, de plaisir, d’échange, de rêve, de beauté, de créativité ; un être faillible par ses émotions, ses attirances, ses blessures ; une mine de débrouillardise quand il s’agit de résoudre un problème, de palier aux dysfonctionnements de la technologie ; une créature pleine de ruse quand il faut survivre face à une dictature en marche. Il faudra quelques robots fins psychologues pour le rappeler aux personnages de cette fable folle mais d’une rare justesse.
Elsa Zylberstein, Stéphane de Groodt, Isabelle Nanty, Youssef Hajdi, Alban Lenoir, Claude Perron, François Levantal, André Dussolier, sans compter les apparitions express de Nicolas Marie, Albert Dupontel et Dominique Pignon : les acteurs de ce conte cauchemardesque dessinent des personnes évoluant entre excès, immaturité, sincérité, poésie, résilience. Grâce à leur jeu, les différences entre humains et automates s’estompent, infimes. Qui est une machine, qui est un être vivant ? Quelle différence entre le cerveau et la puce électronique ?
Bref BigBug, comme tous les contes, délivrent une morale. Elle n’est pas explicite, c’est au spectateur de la forger. Mais l’invitation à ne pas solder ce qui fait notre humanité est claire : préservons notre fantaisie, notre goût de la romance, des belles choses qui nous font vibrer.
Et plus si affinités
Vous pouvez visionner le film Big Bug sur Netflix.