Trentenaire sans attrait, prof sans envergure, célibataire acariâtre, Anna Jocelin est l’image même de la nana chiante qui critique tout sans jamais rien vivre. Un jour, elle croise le chemin d’une ancienne camarade de lycée, Carine, musicienne sans envergure, dilettante, alcoolo et camée. Étonnamment, Anna se laisse tenter par un apéro avec cette ex-copine, un peu de MDMA, puis une ligne de coke, puis deux… À partir de là, c’est la montée, progressive… vers la réussite. Une Success Story éclatante rédigée à quatre mains par le tandem Johann Zarca/ Romain Ternaux. Mais avec ces deux-là, méfiance, le jouissif est forcément sulfureux !
Un cynisme piquant
“La morale est l’ennemie de la fiction” affirme en effet Romain dans une interview et il applique ce principe à la lettre dans ses livres, tout comme Zarca à qui l’on doit Paname Underground ou Chems entre autres pépites. Forcément, quand ces deux enfants terribles de la littérature française contemporaine se rencontrent, coincés qu’ils sont dans le même hosto, ils se trouvent, discutent, échangent, se marrent… et accouchent de la success story d’Anna. Un feel good irresponsable, a-t-on pu lire çà et là dans les chroniques, une fiction loufoque… à moins qu’il ne s’agisse d’une distorsion d’un cynisme particulièrement piquant, échappant à toute morale pour justement nous faire bondir plus intensément, et pas forcément de rire.
Car plus notre héroïne se vautre dans les psychotropes, plus elle se déniaise, plus elle écrit, plus elle fout le bordel autour d’elle. Et séduit. Les vieux qui survivent comme ils peuvent dans l’Ehpad de son papy, ses élèves qui ne pouvaient pas la blairer, Julien son collègue prof qu’elle n’avait jamais osé aborder, encore moins draguer, son futur éditeur qu’elle retourne comme un crêpe avec sa prose rebelle. Toutes les drogues que la donzelle sniffe/fume/avale lui ouvrent les portes du talent, de la célébrité, de la reconnaissance. On l’admire, on la fête, on l’adule. Partout, on la reconnaît, on lui sourit, on la complimente. Plus elle se bourre de saloperies, plus elle gravit les marches pourtant escarpées de la prospérité. Jusqu’à la nausée.
Dynamiter le roman feel good
Pourtant, les moments ne manquent guère où elle flirte avec la cata, entraînant dans son sillage poudré tout son petit monde, qui n’a pas l’air de s’en porter plus mal, bien au contraire… jusqu’à la dernière ligne du livre, qui pourrait s’avérer la dernière ligne de coke ? Une fin ouverte assez démentielle, surtout quand on la met en perspective des autres ouvrages de nos deux trublions, notamment ceux de Zarca où la came est présente à toutes les pages, libératrice, exaltante, ravageuse, destructrice. Un cheval fou qu’on pense à tort dompter. Or, il ne faut pas trop jouer avec la Fortune, tout lecteur averti de Shakespeare le sait, idem pour ceux qui connaissent le club des 27, le destin tragique de Sid Vicious.
À chaque nouveau chapitre de Success Story, on s’attend donc à ce que ça dérape. On se demande quand ça va tanguer. Cette réussite ne peut en être une, avec tout ce qu’Anna et son entourage s’enfilent, ce n’est pas normal, ce n’est pas moral, ce n’est pas juste. D’autant qu’Anna n’a peut-être pas autant de talent que ça, si l’on en croit la platitude des quelques passages de ses écrits. Et pourtant… Tournant en dérision ces feel good fictions chères à un public en majorité féminin, Ternaux et Zarca dynamitent ce genre de conte moderne sans aucun scrupule, parsemant leur narration d’anecdotes véridiques, tout en surfant avec l’image iconique de l’artiste maudit explorant les paradis artificiels pour y puiser l’inspiration.
À lire également :
- Philippe Will – Dealer : maudites Sixties !
- La nuit va nous perdre : mémoires d’un DJ au coeur du Bus palladium
Une inspiration généralement taboue, le créateur forgeant ainsi son propre anéantissement… et sa gloire future. Sera-ce le cas pour Anna, dont la transgression finale pourrait constituer un point de rupture définitif ? On ne sait, et les deux auteurs s’amusent de notre confusion qu’ils ont du reste alimentée volontairement, avec une délectation évidente. À nous donc d’imaginer le devenir d’Anna, au cœur de cette nébuleuse culturelle, croquée avec vivacité par ces deux plumes à peine trempées dans du fiel, Anna qui, précipitée au sommet, évoque, allez savoir pourquoi, l’avènement d’un certain Bel-Ami, la came en moins, le cul en plus ? Ou le destin d’une Sagan, d’une Despentes ? Anna, shootée, speedée, tentatrice, corruptrice, mais tellement dans le ton et qui pourrait continuer à avoir la baraka ?
Et plus si affinités
Pour en savoir plus, consultez le site des Éditions Goutte d’or.