Berlin 1933 – La presse internationale face à Hitler: le titre est limpide, sans ambiguïté. Il s’agit ici d’examiner comment les médias de l’entre-deux-guerres ont abordé et relaté la montée au pouvoir du Führeret de ses séides. Le sujet fut peu traité ; Daniel Schneidermann s’en empare avec dynamisme et acuité pour analyser ce qu’il nomme “la grande mâchoire du déni”.
Un sujet, différents angles
Ce n’est pas un hasard s’il s’y intéresse. Lui-même journaliste, fondateur de l’émission puis du site Arrêts sur images, Daniel Schneidermann a consacré sa carrière au décryptage du fonctionnement médiatique et de ses hypocrisies. La fabrique du consentement, il en connaît tous les ressorts, toutes les astuces, et il se plaît à les pourfendre en continu. Il se revendique d’ailleurs comme un «critique média ». Autant dire qu’avec cette problématique de la presse internationale face à Hitler, il est comme un poisson dans l’eau. Un poisson évoluant entre précision anatomique et indignation frémissante. Ce qui n’est pas incompatible, voire même le cœur du sujet.
De page en page, de chapitre en chapitre, Schneidermann aborde son sujet sous différents angles :
- l’inertie de la presse internationale face à la montée du nazisme
- le soutien affirmé de certains médias et journalistes étrangers
- le silence face aux exactions subies par les opposants, les intellectuels et les Juifs
- les techniques utilisées par les nazis pour museler la presse (soit en la charmant, soit en l’intimidant).
Il faudra la Nuit des Longs Couteaux pour qu’enfin, on réalise le pouvoir de nuisance de Hitler. Pourtant, les signaux d’alarme n’ont pas manqué auparavant, mais dans ce monde ouvertement antisémite, les lois de Nuremberg passent presque inaperçues, reléguées en quatrième page, tout comme les agressions commises contre les Juifs. Et puis, le Mussolini allemand plaît aux reporters, il fait vendre Rares seront ceux qui perceront à jour les projets apocalyptiques du tyran, encore plus rares ceux qui oseront les dénoncer ouvertement.
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Propagande rodée et effet de sidération
Multipliant les anecdotes, illustrant son propos via des exemples que le grand public connaît peu, mais néanmoins parlants (l’errance du Saint-Louis, l’expulsion du journaliste Edgar Mowrer, le boycott de 1933, le suicide de Zygelbojm…), l’auteur démonte les rouages et d’une propagande particulièrement rodée, et d’un consentement passif fondé à la fois sur une sidération et une incrédulité. Décrivant avec justesse le mode de fonctionnement des journaux de l’époque, explorant la vie quotidienne des envoyés spéciaux sur la place de Berlin, il met aussi en évidence cet aveuglement généralisé, la « mâchoire du déni »: personne ne veut un instant croire à cette brutalité pourtant étalée au grand jour.
La Shoah ? Le conflit mondial ? Les massacres à venir ? Les indices sont là, sous les yeux de tous, mais personne ne veut y croire, car c’est juste invraisemblable. Dément. Fou. Inenvisageable car illogique. Et pourtant, l’usinage de la mort de masse est en pleine organisation. Ils seront très peu, parmi les politiques, diplomates et journalistes, à pressentir la catastrophe à l’œuvre. Surtout, ils ne sauront pas transmettre le débordement émotionnel nécessaire à la formulation de cette réalité qui dépasse l’entendement. Or l’émotion, l’indignation, la peur, le refus, sont au centre même de l’expression de l’horreur. Convaincre, persuader : le lien entre raison et affect, cet équilibre à définir pour toucher les cœurs tout en demeurant objectif.
En évoquant l’incrédulité des reporters, leur enthousiasme, en exposant le fonctionnement des journaux possédés par des magnats désireux de ménager la chèvre et le chou, en disséquant les lignes éditoriales consensuelles, en traitant des fake news de l’époque, Schneidermann démontre qu’en un siècle, rien n’a changé. Numérisés, soumis à la surproduction digitale, nos médias présentent les mêmes réflexes que ceux d’alors. Son analyse, extrêmement précise, est émaillée de références et de citations (on aurait aimé une bibliographie que l’auteur s’est refusé à établir et c’est bien dommage, le livre est donc à lire donc un crayon en main afin d’annoter ces nombreux ouvrages). De questions également : hier, c’était de l’extermination des Juifs dont on doutait, aujourd’hui c’est la crise climatique dont on se moque.
La presse n’a donc rien appris de ses funestes erreurs ? «Que faire ? Comment alerter ? Sur quel ton ?» La problématique demeure ; l’ouvrage Berlin 1933 – La presse internationale face à Hitler le met remarquablement en évidence, ce qui en fait un livre de référence, un incontournable à lire impérativement et régulièrement.