Avec Innocence, Eva Ionesco a évoqué son enfance martyre dans l’ombre d’une mère désaxée qui la forçait à poser nue devant son objectif. Avec Les Enfants de la nuit, l’autrice aborde le second chapitre de sa vie, ce temps merveilleux et dangereux de la fuite et de l’émancipation.
Échapper à l’emprise de la mère
Elle a à peine 12 ans, mais déjà l’allure d’une femme. Seins haut perchés, croupe évocatrice, silhouette aguicheuse juchée sur des talons aiguille, moue boudeuse de petite fille soulignée par un rouge à lèvres agressif, regard langoureux ou blasé cerné de khôl, Eva, pour sûr, a grandi trop vite et veut continuer de prendre de la hauteur, quitte à se rouler dans le ruisseau. Et des ruisseaux, il n’en manque guère dans ce Paris des années 80 voué à la fête : le Sept, le Palace, Eva sera de toutes les sarabandes, vol, came et prostitution à l’appui.
Tout est bon pour échapper à l’emprise d’une mère insupportable qui perd pied tandis que sa fille objet prend la tangente dans les rues sombres de la capitale. Au bras de la jeune Eva, un certain Christian Louboutin, à peine plus âgé qu’elle, qui l’a prise sous son aile, qui la traine partout, pour danser, se droguer, vivre des amourettes interlopes ou s’extasier devant les aquariums du Palais de la Porte Dorée. Entre deux nuits d’enfer à danser, boire et vomir, quelques câlins et la lecture des auteurs latins. L’école ? Surtout pas, ces surdoués s’y ennuient trop, et la mort viendra bien assez vite, il faut en profiter avant.
Se chercher, de transgression en transgression
D’une plume incisive, Eva Ionesco raconte cette adolescence qui pointe le bout de son nez chez une enfant-femme dont l’horloge est détraquée. Se détacher d’une mère toxique est une chose, mais pour aller vers quoi ? C’est cet inconnu qu’Eva explore nuit après nuit, au fil de rencontres étranges. Au fil de ses souvenirs, la romancière dresse la cartographie émotionnelle de son périple vers un âge adulte qu’elle appelle de ses vœux, qu’elle revendique rageusement comme une vengeance, mais qu’elle est encore trop fragile pour assumer.
Tandis que les talents se croisent en nocturne dans les folies des 80’s décadentes, Eva se cherche de transgression en transgression. Elle se cherche comme elle cherche l’amour dont elle a si cruellement manqué. Elle expérimente, elle s’affranchit, elle se punit. Son récit, d’une grande crudité, évoque cette flagellation abominable et délicieuse avec une froideur de chirurgien auscultant un malade. Mais derrière cette apparente distance, la colère demeure, le regret aussi ? L’émerveillement et la nonchalance mélangée, la course aux sensations, l’envie de vibrer pour se donner une raison d’exister.
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L’impossibilité de rompre avec un vécu
Le sujet est délicat, les souvenirs à la fois intenses et douloureux. Quelque chose du pathétique fier et digne des livres de Patrick Eudeline ? Il y a de ça, oui, et puis un besoin d’extérioriser, d’exprimer sur le papier l’intensité de ces moments, le refus de céder à la tentation d’oublier. L’acceptation passe par la confrontation sereine avec les tourments d’autrefois. Les Enfants de la nuit n’est pas qu’un livre de souvenirs, le récit nostalgique d’une époque révolue.
C’est aussi un regard clair et sans concession sur ce qu’on a été, sur cette partie de soi qui a disparu au fil du temps, mais qui demeure nichée à jamais en son sein, dans le secret de son être. C’est toute la force de ces pages qui semblent, sinon apaisées, du moins plus posées que celles, tempétueuses à juste titre d’Innocence : donner à voir, à sentir cette quête fondatrice qui signe l’impossibilité de rompre avec un vécu, la volonté de s’en approprier même les ruines, pour, enfin, construire.