Elle est indissociable de l’univers Saint Laurent, présente dans l’ombre du couturier, muse, égérie, collaboratrice, amie, sœur de cœur : qui fut réellement Loulou de La Falaise ? C’est la question posée par la volumineuse biographie de Christopher Petkanas, Loulou et Yves.
Un véritable personnage de roman ?
Initialement publiée en anglais en 2011 suite au décès de Loulou, cet ouvrage conséquent est aujourd’hui édité chez Seguier en français, ce qui ne retire rien à l’intérêt de ces pages qui sentent leur vécu. C’est que Christopher Petkanas, reporter pour les magazines américains Women’s Wear DailyetW dans les années 80, a souvent eu l’occasion de rédiger sur Yves Saint Laurent, rencontrant en de maintes occasions Loulou de La Falaise. Un véritable personnage de roman, dont la silhouette de banshee androgyne a fasciné ses contemporains, inspirant les rubriques « Mode » et « Mondanité » de la presse d’alors. Au cœur de cette fascination, son sens du chic et ses frasques.
Car la figure de proue de la maison Saint Laurent traîne dans ses jupes un parfum de scandale dont l’auteur se fait l’écho, rassemblant des centaines de témoignages sur la dérive assumée de cette belle vouée aux délices presque baudelairiens de l’autodestruction. Ce n’est pas pour rien que Petkanas fouille les racines nobiliaires de la dame (l’arbre généalogique qui introduit le livre est presque étouffant), en évoquant sa grand-mère Rhoda, sa mère Maxime, auxquelles elle ressemblait tant. Deux trublionnes autocentrées qui, respectueuses des normes aristocratiques alors en vigueur, se délestèrent sans aucun scrupule de l’éducation de leur progéniture, quitte à l’exposer aux pires turpitudes.
Une version féminine de Jacques de Bascher ?
C’est ainsi que l’enfance de Loulou fut un véritable calvaire, une longue série de maltraitances psychiques et physiques, abandon, brutalité, viol probablement, et un parfum d’inceste qui aujourd’hui terrifie quand il était tout à fait toléré dans les années 60. Bref, avant de devenir une des piliers du clan YSL, Loulou a bourlingué pas mal, cumulant relations amoureuses bancales, jobs douteux, goût pour l’alcool, les drogues et les orgies sans aucun arrêt. Une version féminine de Jacques de Bascher ? La pensée nous vient au fil des confidences accumulées par l’auteur, qui collecte les souvenirs des proches de Loulou, sa mère, son frère, son premier mari, ses amants, ses amis, son époux Thadée Klossowki, Pierre Bergé, Karl Lagerfeld, Yves Saint Laurent lui-même…
Des témoignages obtenus au fil d’interviews et de rencontres ou piochés dans des livres, des mémoires… Un très gros travail d’enquête qui flirte souvent avec le racoleur, le voyeurisme et la contradiction. Tout le monde n’avait pas ni la même approche ni la même perception, et le portrait de Loulou s’émaille de contrastes qui tirent vers la discordance. Loulou chic fille, talentueuse, humble et droite ou peau de vache imbue d’elle-même, qui connut la célébrité dans le sillage du roi YSL ? Ce qui est sûr, c’est que son parcours illustre la volonté généralisée d’insouciance, de liberté et d’autodestruction qui régnait dans cet univers de créativité frénétique, et lui servait peut-être de moteur. Et cette lecture qui mêle le salace et le sublime donne parfois le tournis, quand elle ne suscite pas un sentiment profond de malaise.
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Malaises vs créativité YSL
Malaise devant ces dérives, ce lent suicide porté au pinacle comme le comble du chic, alors qu’il est un véritable cri de détresse ; malaise devant la tournure persiflante des propos recueillis, qui tiennent très souvent du ragot et du règlement de compte ; malaise devant la manière dont Loulou fut exploitée puis écartée de la maison YSL quand celle-ci fut vendue aux investisseurs, malaise devant ce mariage de raison avec un Thadée très épris mais probablement commandité par le tandem Saint Laurent / Bergé pour tenter de cadrer l’ingérable belle courant à sa perte, le foie démoli par les excès, un mariage en forme de coup d’éclat médiatique pour la maison de haute couture. Malaise aussi devant cette déchéance, cette solitude, ce vide au terme de 30 années d’amitié et de collaboration.
« La mode racontée de manière décomplexée » : l’expression revient dans l’argumentaire de vente de ce livre aux visages contrastés, qui, entre deux aveux racoleurs, nous permet de plonger dans la réalité du travail dantesque effectué par YSL et son équipe, Anne-Marie Muñoz en tête, le fonctionnement très particulier de cette entreprise qui révolutionna la haute couture et la mode. Prêt à porter, boutiques, émergence des bijoux de fantaisie, multiplication des licences, ambiance durant la préparation des collections, les souvenirs ici rassemblés sont précieux pour se couler dans l’atmosphère singulière de la créativité YSL, entre innovation et décadence. Une contradiction de plus, à l’image d’une Loulou de La Falaise désormais mythique.