Nous vous l’expliquions en conclusion de notre article sur la série The Offer: on n’a pas encore terminé l’histoire rocambolesque de la création de The Godfather qu’on a une envie irrésistible de revoir ce film monumental et ses deux suites. De fait, à peine le dernier épisode du récit de Michael Tolkin bouclé, nous avons embrayé sur Le Parrain, avec un œil scrutateur, acéré par les révélations du feuilleton. Et nous avons savouré cette saga à sa juste valeur : celle d’un tournant majeur dans l’histoire du cinéma.
La famille Corleone
Pour ceux (rares) qui ignoreraient tout de ce chef d’oeuvre, Le Parrain est initialement un roman signé Mario Puzo. Un véritable best seller dont la Paramount a acheté les droits en vue d’une adaptation cinématographique menée tambour battant par un certain Francis Ford Coppola, avec dans son sillage l’auteur du bouquin bombardé scénariste, Marlon Brando dans le rôle titre, et une kyrielle de jeunes talents dont Al Pacino, James Caan, Robert Duvall, Diane keaton, Dick Smith au effets spéciaux, sans compter une jeune garde de producteurs et techniciens qui illustrent à eux seuls l’émergence du Nouvel Hollywood.
Le parrain, c’est Vito Corleone (impérial Marlon Brando), chef d’une des cinq familles mafieuses opérant sur New York. Respecté, craint, il protège les uns, punit les autres, fait régner l’ordre sur sa zone d’action. Objectif premier : assurer l’expansion de son clan, sa bonne santé financière, sa sécurité. Son épouse bien sûr, ses enfants, trois fils, une fille, leurs compagnons respectifs, les petits-enfants. Et puis il y a les proches, amis, lieutenants, soldats. Tous fidèles, loyaux, prêts à en découdre si un autre clan cherche la bagarre. Ou à trahir, au besoin, au profit d’un de ces gangs rivaux. Le genre de trahison qui déclenche une guerre toutes les cinq à dix ans, « pour purger le sang » comme l’explique Clemenza (Richard S. Castellano), le fidèle bras droit de Vito.
Michael Corleone : une vie de solitude
Une guerre qui se précipite alors qu’on tente d’assassiner Vito en pleine rue, sous les yeux de son puiné Fredo (John Cazale). A partir de là, tout dérape pour le cadet Michael (Al Pacino), qui jusqu’à présent se tenait à l’écart des affaires familiales, entrant dans l’armée après des études réussies pour par la suite entamer une carrière politique. Mais bon sang ne saurait mentir, des trois frères il est le seul à avoir les épaules, le mental, l’intelligence, la personnalité pour reprendre l’activité du père. Et il va faire ce qu’il faut pour, quitte à devenir un fugitif, quitte à devenir ce qu’il ne voulait pas être. Quitte à se condamner à une vie de solitude et de tourments.
Michael est le véritable héros de cette saga, les trois tomes de cette odyssée évoque trois temps de sa vie de parrain mafieux, sa prise de pouvoir, sa lutte quotidienne pour maintenir cette puissance, son désir de rendre cette puissance enfin officielle et légitime. Il y laissera beaucoup, beaucoup trop. Les sacrifices seront constants, de plus en plus lourds, de plus en plus douloureux, jusqu’au dernier, insupportable. C’est cet homme sous tension, dépassé par un destin dont on n’arrive jamais à déterminer s’il le subit ou s’il l’a choisi, que nous observons se transformer de chapitre en chapitre, dans l’ombre d’un père qu’il révère, dont il veut protéger l’héritage. Quitte à embrasser des valeurs qui ne sont pas forcément les siennes initialement.
Tragédie documentaliste
Froid, calculateur, rusé et manipulateur, Michael Corleone est plus qu’un chef mafieux, c’est véritablement un condottiere de la Renaissance, une émanation moderne du Prince selon Machiavel. Al Pacino, par son interprétation halluciné, ses changements de ton, sa nervosité contenue, son regard fixe, glacial et fiévreux à la fois, en fait même un héros de tragédie. Car c’est d’une tragédie qu’il s’agit au final, Puzo et Coppola modelant leur scénario commun en s’inspirant des Atrides, du Roi Lear de Shakespeare. Pour tout dire, Michael Corleone est «une force qui va» comme le dit Hernani, héros emblématique du drame romantique made in Victor Hugo. Rien ne peut, rien ne doit entraver sa course.
Cette tragédie est d’autant plus crédible qu’elle s’enracine dans une approche presque documentaliste. Coppola soigne les moindres détails de son récit, de ses décors, de ses costumes. Le choix de Dick Smith, pape des effets spéciaux, n’est pas un hasard, les scènes de violence et de meurtres, sans tomber dans le gore, sont crédibles, vraisemblables. Idem pour les séquences de repas, le choix de faire jouer les acteurs dans une vraie cuisine, de les faire préparer les aliments. Et puis il y a l’ancrage historique, notamment dans le second épisode, avec en toile de fond, la révolution castriste et la crise de Cuba. Qu’ils le veuillent ou non, les membres de la famille Corleone ne peuvent s’absoudre de la réalité politique. Michael, en bon entrepreneur, se doit même d’intégrer ce paramètre à sa stratégie de développement.
Le premier film moderne sur la mafia
Ce souci naturaliste, porté par une équipe en majorité italo-américaine, dont les racines baignent dans ces références, n’empêche guère la volonté de façonner une esthétique très particulière, tissée d’ombres et de lumières, à la manière de Caravage. Adepte d’un maniérisme photographique, Coppola joue sur les contrastes entre intérieur et extérieur, nature et ville, Amérique et Europe. Chaque plan est ciselé, orchestré, chorégraphié avec un souci maniaque, une exigence naturaliste qui n’est pas sans évoquer le travail du réalisateur Visconti. Le montage de William Reynolds et Peter Zinner parachève cette approche très particulière, de même le travail des répliques (le cultissime «je vais lui faire une offre qu’il ne pourra pas refuser« ), la musique charismatique de Nino Rota, et cet enjeu incroyable de ne jamais prononcer le mot « mafia » dans un film qui en parle avec tant de brio.
Au point d’incarner le vent de folie créatif qui a secoué les studios américains dans les années 70, engendrant ce Nouvel Hollywood si prolixe en chefs-d’œuvre et en talents, et de devenir une référence en la matière, d’accoucher du premier film moderne sur la mafia, avec à la clé un pattern récurrent désormais inscrit dans les films et séries traitant du sujet, qu’il s’agisse de The Good Fellas de Scorcese ou de la magistrale série Peaky Blinders. Et de s’inscrire parmi les meilleurs films au monde si l’on en croit un certain Stanley Kubrick (le second après Citizen Kane, selon l’American Film Institute en 2007), multiprimé, conservé à la bibliothèque du congrès pour son « importance culturelle, historique ou esthétique ». Comme quoi, il n’y a pas de hasard.