Notre avant-garde du jour n’a rien d’une débutante, c’est même un modèle, une icône. Née en 1935, morte en 2022, Letizia Battaglia est une photographe palermitaine dont les clichés ont fait le tour du monde. Son sujet de prédilection : les victimes de la mafia.
Une documentation précieuse
Photojournaliste de profession (elle embrasse cette carrière pour échapper à une vie de famille pesante et castratrice), Letizia Battaglia s’est retrouvée, de par sa fonction, à immortaliser l’incroyable vague de violence qui a frappé la Sicile durant les années 70. Décès après décès, corps après corps, scène de crime après scène de crime, elle photographie les victimes de Cosa Nostra. Des clichés en noir et blanc qui, petit à petit, tandis que son œil s’exerce à capter l’innommable, vont se transformer.
Initialement informatives, ces images vont constituer une documentation précieuse, un acte militant. Capter ces cadavres qui s’amoncellent sans tomber dans le voyeurisme ni le racoleur, tout en saisissant le sordide de la situation, son horreur. Rappeler l’humanité profanée, la douleur à l’œuvre, la perte. Faire ressentir la terreur d’un règne de barbarie, où la vie n’a plus de valeur. Voici les défis que la photographe, jour après jour, pendant une décennie, va relever.
Documenter une peur généralisée
Ce pan de sa carrière s’arrête brutalement en 1992 devant les restes du juge Falcone, son ami, alors qu’elle découvre, horrifiée, le carnage : la voiture du magistrat a été réduite en miette par un attentat à la bombe. Comme elle l’explique dans le documentaire Corleone, le parrain des parrains, elle n’en pouvait plus de tout ce sang. C’est un tournant majeur : à partir de là, si elle se concentre sur d’autres projets, artistiques, elle entame en parallèle un énorme travail d’archivage de ses tirages.
Objectif : informer, transmettre, donner à voir les atrocités quotidiennes vécues par les Siciliens, ressentir le climat de peur généralisée. Se souvenir, lutter, éduquer. Ce sont quelque 600 000 clichés qu’il va falloir trier, répertorier. Avec en perspective des expositions (notamment l’affichage sauvage de clichés de victimes sur la grande place de Corleone, un de ses hauts faits d’armes qui lui a valu la haine de la mafia et nombre de menaces de mort), des publications, des documentaires (entre autres Shooting The Mafia de Kim Longinotto, Battaglia – une femme contre la mafiade Daniela Zanzotto ).
Un acte politique fort
Une partie de ses travaux sont désormais archivés au No Mafia Memorial. On gardera à l’esprit l’émotion intense qui se dégage de chacune de ces photographies, le travail de l’angle, de la lumière. Une pudeur dans la capture d’un corps supplicié, dans la captation de la douleur des proches, des femmes notamment, mères, sœurs, épouses, filles. Et l’anxiété chronique d’une population fataliste, écrasée par ce joug mafieux qu’elle supporte au-delà du tolérable, malgré son extrême souffrance.
Les photographies de Letizia Battaglia trahissent un vécu, la reporter étant elle-même issue de cette culture, baignée par ce patrimoine. Elles constituent un acte politique fort, une véritable prise de position contre un système de corruption et de violence. Elles sont aussi le fruit d’une affirmation féministe, une manière de se libérer d’une société patriarcale poussée à l’extrême de l’absurdité, au point de dévorer ses propres mâles. Les femmes sont les victimes collatérales de ce jeu de massacre inepte.
Surtout, les photographies de Letizia Battaglia sont prises à une époque où il n’y a ni portable, ni ordinateur, ni logiciel de retouche. Rien hormis un bon vieux Pentax K1000. Pourtant, elles sont d’une beauté frappante, même quand elles représentent l’horreur. Elles font date, aujourd’hui encore. À l’heure où les réseaux sociaux sont submergés de contenus d’une déplorable bêtise censés faire passer une histoire, la pureté de ces clichés renvoie tous les marketeux et communicants de bas étage à la source même du storytelling, ici un récit de sang et de ténèbres, qu’il importe de faire vivre à tout prix, malgré la terreur, malgré la menace.