Ce n’est pas la première fois que nous vous parlons de l’affaire des Poisons ni d’Isabelle Duquesnoy. Mais quand l’autrice de L’Embaumeur décide de s’attaquer au dossier judiciaire le plus scandaleux du règne de Louis XIV, forcément ça fait des étincelles. Et ces étincelles ont un titre : La Chambre des diablesses.
La sorcière la plus courue de Paris
« 442 accusés de commerce de sorcellerie. 36 condamnés à mort, dont ma mère, brûlée vive. Sur ordre du roi. Et moi, dois-je tout dire pour sauver ma tête ? »Inscrites au fronton de la page de garde du roman, ces mots sortent de la bouche, de la plume ou de l’esprit de Marie-Marguerite Monvoisin, la fille de la sorcière la plus courue de Paris. Il y a encore quelques mois, Catherine Monvoisin, surnommée la Voisin, était riche, respectée, crainte. Et régulièrement visitée par une clientèle métissée de miséreux, de bourgeois et d’aristocrates.
Pour dire l’avenir, ensorceler un amant infidèle… ou dépêcher dans l’au-delà un mari indélicat qui tarde à mourir ? La palette de ses compétences est vaste, ainsi que son réseau et son talent pour embobiner les crédules avec ses tours de passe-passe et escroqueries assumés. Son sens de l’illusion s’arrête quand il s’agit d’égorger des gamins lors de messes noires prononcées sur le corps nu de grandes dames pour récupérer ensuite les jeunes organes et multiplier les potions de séduction et/ou les poudres de succession.
Un business coupable et florissant
Seulement voilà, la Voisin a été arrêtée, questionnée, condamnée, brûlée vive, réduite en cendres. Et maintenant, la jeune Marie-Marguerite, du fin fond de son cachot, doit sauver sa vie. Alors oui, elle va parler. Billet après billet, elle multiplie les révélations pour édifier Mr de La Reynie, lieutenant-général de police en charge de l’enquête. Et entre deux messages, elle se souvient. Elle se souvient de la lente ascension de cette mère étrange, à la fois aimante et insupportable, maltraitante certes mais soucieuse d’assurer le bien-être d’une famille qu’elle nourrit par ce business coupable et florissant.
Car il s’agit bien d’un business, et la Voisin, de page en page, s’impose comme une executive woman avant l’heure, qui bichonne sa clientèle, paie ses employés, augmente son capital, accroît ses biens immobiliers, s’équipe du matériel le plus performant tout en travaillant son image avec un soin redoutable. Fine psychologue, elle sait entourlouper son monde, affirmant son émancipation financière sans vergogne, apportant à ceux qui viennent la voir ce qu’ils demandent, qu’il s’agisse de frissonner en croyant côtoyer le diable ou de plonger dans le crime en se débarrassant d’un proche encombrant.
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Le féminisme par le poison ?
Ceux et surtout celles. Car il y a beaucoup de femmes dans l’antichambre de la Voisin. «N’oublie jamais ça : je vends des remèdes à des femmes désespérées qui n’ont aucun droit ni aucun moyen honorable de gagner leur propre argent». Féministe avant l’heure, la Voisin ? En tout cas lucide sur un besoin qui engendre une demande tournant à la frénésie. Réaliste et terre à terre, la Voisin exploite ce filon avec un génie certain des affaires et bien peu de scrupules. Dans un monde d’hommes fait pour les hommes et où les femmes ne sont que des jouets, la Voisin s’émancipe, poison en pogne et le verbe haut.
Une vision romanesque… ancrée dans un fond solide de vérité. Car Isabelle Duquesnoy, pour écrire La Chambre des diablesses, a exploré les archives, compulsé biographies et récits historiques. Documents et explications à l’appui, elle met en évidence la folie de ce temps cruel et sans pitié, où les vies ne valaient pas grand-chose. Brillant, ironique, mordant, son style, à la fois drôle et effrayant, ne laisse aucun répit à un lecteur conquis par ce rythme frénétique. Son récit se parcourt de bout en bout, prenant et hypnotique, qui s’anime de cette « humeur empoisonnante » dont parlait si justement Mme de Sévigné quand elle évoquait dans ses lettres l’exécution de la marquise de Brinvilliers, dont la mort inaugurait l’affaire des poisons.