Nostalgie ? Alors que les plateformes de VoD nous abreuvent soit d’une bouillie bridgtonienne massacrant l’héritage de Jane Austen, Charles Dickens et William Thackeray, soit de period dramas jouant avec la vérité historique pour miser sur la violence et le sexe, soit d’amourettes ados navrantes de niaiseries, je me demande où retrouver la saveur vraie du romantisme. Quand j’en arrive là, je me réfugie dans les méandres de Senso.
Un chef-d’œuvre sombre et flamboyant
Luchino Visconti tourne Senso en 1954. S’inspirant d’une nouvelle datée de 1883, Senso, carnet de la comtesse Livia de Camillo Boito, le réalisateur s’en saisit pour accoucher d’un chef d’œuvre aussi sombre que flamboyant. « Senso », en italien veut dire à la fois « sens », « sensation », mais aussi « répugnance ». Jouant sur cette contradiction, Visconti évoque l’histoire d’amour tragique entre la comtesse Livia et le lieutenant Franz Malher. Nous sommes en 1866, en Italie, à Venise, occupée par les Autrichiens. Livia est une patriote très proche des milieux nationalistes ; Franz est un officier de l’armée ennemie, en poste dans la cité des Doges.
Ils se rencontrent un soir à l’opéra, après une représentation particulièrement houleuse du Trouvère de Verdi. Le cousin de la comtesse défie Malher en duel. Duel qui n’aura pas lieu, Ussoni étant dénoncé et condamné à l’exil. Livia et Franz n’ont rien à voir, rien à faire ensemble ; pourtant ils se revoient, passent une nuit à déambuler dans Venise endormie. Une relation s’amorce : ils se retrouvent en cachette dans une chambre, s’aiment. Livia tombe passionnément amoureuse de cet homme plus jeune, grand séducteur, manipulateur également. Conscient de l’ascendant qu’il a sur cette ardente maîtresse, Franz Malher va se servir d’elle pour échapper aux affrontements qui se profilent entre Italiens et Autrichiens. Puis il va l’abandonner. La quitter de la pire des manières. Et elle va se venger.
L’esthétique de Visconti
Initialement le film aurait dû s’appeler « Custoza », nom d’une bataille doublée d’une cuisante défaite italienne face aux troupes austro-hongroises, défaite mise en scène par Visconti dans la seconde partie du film. La déchéance de la comtesse aurait alors pris ancrage dans une déchéance plus profonde, celle d’une classe sociale dirigeante condamnée par la modernité à venir (un thème également abordé dans Le Guépard). Frileux, les studios de production ont préféré misé sur l’historie d’amour plutôt que sur le message politique. La fin du film est ainsi bâclée. Il n’en demeure pas moins que Senso demeure un joyau, une référence en matière de narration et d’esthétique.
Costumes, décors, le réalisme cher à Visconti est partout, son souci du moindre détail, des formes, des couleurs, des objets, dans la splendeur des décors et des costumes d’apparat, dans l’effritement des parois séculaires de la Venise populaire, dans les gestes simples de Livia repeignant sa magnifique chevelure après avoir fait l’amour avec son perfide amant. Il y a les attitudes, les regards, la confusion, les visages qui se crispent… Des émotions fortes qu’on réprime comme on peut en ce temps où il faut sauver les apparences. Alida Valli, avec une grâce, un talent incroyables, joue la lente marche aux enfers d’une héroïne qui évoque une Anna Karenine vénitienne. Farley Granger est parfait dans le rôle de Franz, Don Juan sans courage ni éthique.
Scènes intimes ou séquences épiques, amours secrètes ou batailles historiques, Visconti, dans ce quatrième film, s’évade du cadre du mouvement néo-réaliste pour embrasser le genre de la fresque historique, dont il deviendra un spécialiste. Jamais mièvre, profond, juste, émouvant, son récit est chargé d’un romantisme bouleversant, qui redonne ses lettres de noblesse à un genre trop souvent galvaudé. Personne, après avoir vu ce film magistral, n’oubliera la silhouette de Livia, folle à lier, errant dans les ombres en hurlant le nom de son amant infidèle. Pas de bluette ni de roman de gare : ici on touche au tragique. C’est triste, c’est beau. C’est.