“Directeur général de la musique en Europe” C’est ainsi qu’on le surnommait à la fin de sa vie. L’emprise de Karajan sur la production musicale classique et lyrique internationale était alors totale, il constituait une véritable autorité, LA référence absolue. Une légende vivante avec ses multiples zones d’ombre. Peut-on dissocier la vie de l’homme de celle de l’artiste ? En période post #metoo, la question est d’actualité. Elle l’était aussi au lendemain de la Seconde Guerre Mondiale. Et le parcours d’Herbert Von Karajan n’échappe pas à cette problématique, ainsi que l’évoque Lionel Esparza dans le podcast Le siècle Karajan.
Talent, audace et manipulation
Le siècle Karajan: sept épisodes d’une heure trente chacun pour relater l’existence d’un artiste mythique, ses créations, son audace, son exigence… et ses compromissions. Ses manipulations aussi. Épris de pouvoir, obsédé par la réussite, Karajan fut un bourreau de travail certes mais aussi un opportuniste. N’hésitant pas à s’affilier au nazisme, carte du parti à l’appui, ce jeune homme de très bonne famille, pianiste émérite, musicien fougueux et chef d’orchestre charismatique, va profiter des remous du IIIe Reich pour s’imposer comme un artiste incontournable.
Et survivre au règne d’Hitler, construisant sa légende en dépit de cette sulfureuse alliance qui n’avait du reste rien d’idéologique. Imbu de sa personne, autoritaire, caractériel, Karajan par ailleurs assurera le lancement de cantatrices de couleur comme Leontyne Price. Ses choix néanmoins interrogent car ce garçon issu d’une famille riche aurait pu s’exiler et réussir ailleurs sans vendre son âme au diable qui eut d’ailleurs beaucoup de mal à composer avec ce vaniteux intraitable. Karajan savait ce qu’il valait et ses exigences, sa manière de négocier les contrats d’une main de fer sont passées à la postérité.
Un hyperactif innovant et touche à tout
Idem pour sa manière de travailler, de traiter chanteurs, choeurs et orchestre, avec une poigne dictatoriale dont peu s’accommodaient. Séducteur et infidèle, un brin playboy, passionné de voile, Karajan apparaît ici aussi bien à la scène qu’en privé, dans ses relations avec une scène lyrique en pleine restructuration au lendemain du conflit, et qui va voir se multiplier les grands talents après guerre, Maria Callas, Elisabeth Schwarzkopf, Dietrich Fischer-Dieskau… Karajan va travailler avec tous ou presque, découvrant et propulsant les jeunes talents, prenant à bras le corps le répertoire lyrique et classique pour en proposer des interprétations magistrales.
Tandis qu’il égrène la vie du grand chef d’orchestre avec ce ton un brin ironique qui le caractérise, Lionel Esparza illustre son récit de citations, de témoignages sonores, d’extraits d’enregistrements devenus fameux qu’il ressitue dans leur contexte, qu’il fait vivre à grand renfort d’anecdotes. Il interroge ainsi le mystère créatif de cet hyperactif innovant et touche à tout qui sait tirer profit des avancées technologiques du disque et de l’enregistrement, adore le théâtre jusqu’à toucher à la mise en scène, initie la série de films L’art de diriger, exulte dans le répertoire de Mozart, Beethoven et Wagner, mais est aussi capable d’une dureté incroyable dans la gestion de ses appétits de conquête, de ses rivalités.
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Ce portrait à facettes multiples reflète parfaitement le clair-obscur d’une vie cependant très homogène. Karajan jamais n’a douté, jamais n’a regretté, fidèle à lui-même et à ses valeurs, prêt, avouera-t-il dans ces vieux jours, à tuer pour parvenir au faîte de la gloire. Ces sept épisodes prenants se laissent écouter avec un mélange de plaisir, d’admiration et de malaise. Car Karajan fut adoubé en dépit de ses accointances avec les nazis, au su et au vu de tous. Pourrait-il aujourd’hui avoir pareille carrière ? Le talent, aussi absolu soit-il, excuse-t-il tout ? Difficile de ne pas s’interroger en parcourant ce magnifique et très complet podcast.
Et plus si affinités
Pour écouter le podcast Le siècle Karajan, rendez-vous sur France Musique.