Juillet 2022 : un collectif de compagnies réunionnaises pose ses valises au OFF d’Avignon, bien décidé à montrer aux métros de quel art les artistes péi se chauffent. Parmi eux, Daniel Léocadie. En cette rentrée 2023, ce dernier présente sa pièce Kisa Mi Lé à Paris, Lyon et Grenoble. Il nous en dit plus sur ce seul en scène.
« Fonnkèr théâtral »
Kisa Mi Lé veut dire en créole « qui suis-je ». Titre adéquat pour introduire cette interview et vous présenter ?
Je suis Daniel Léocadie, j’ai 37 ans ce 30 octobre, je suis réunionnais. Je suis comédien et j’ai écrit et mis en scène Kisa Mi Lé.
« Fonnkèr théâtral » : voilà comment vous décrivez votre pièce où la langue se met en mouvement pour dire le nécessaire et l’urgent. La pièce a été créée en 2017, le nécessaire et l’urgence sont-ils toujours intacts ?
Oui et je suis tenté de rajouter : malheureusement. J’ai pu penser à un moment que ce texte n’était plus nécessaire, que la question était réglée, que le public, la population était passée à autre chose. Mais non. Force est de constater que la question identitaire par le prisme des langues reste encore très présente dans le paysage réunionnais.
Kisa Mi Lé questionne la double culture et le fait de parler (ou pas) créole en son péi. Aujourd’hui, comment se porte la langue créole à La Réunion ?
La langue créole se porte bien puisqu’on estime que 80 % de la population la parle. C’est plutôt l’image qu’on en a qui est dégradée. Elle est limitée, presque séquestrée dans la case intimité, émotionnelle et triviale. Elle est rarement liée au domaine philosophique, analytique, scientifique, ou simplement professionnel. En revanche, dans le domaine poétique, elle prend de l’ampleur, et si au commencement était le verbe, alors peut-être que le changement viendra de la poésie.
Une façon de voir le monde
C’est un défi de proposer un seul-en-scène déclamé à la fois en créole réunionnais et en français, notamment sur l’Hexagone. Quel est le retour du public ?
Le véritable défi est d’obtenir la confiance de programmateurs sans forcément passer par un focus créole. Mais ce chemin-là est aussi nécessaire et je ne peux être que reconnaissant envers les festivals tels Le Mois Kreyol et Sens interdits qui nous donnent tribune. Le retour du public est bon, puisque le spectacle a été créé dans l’Hexagone. Ses premières représentations ont eu lieu à Lyon, puis Paris. Le public a toujours tout compris, puisque c’est fait pour lui. Je leur donne des clés durant le spectacle pour qu’il rencontre du mieux possible la langue créole. Pour l’instant ça fonctionne.
Et vous, en tant que comédien, que ressentez-vous lorsque vous jouez en créole ? Y a-t-il un déplacement qui s’opère dans votre jeu ?
Oui forcément. Une langue, c’est un paradigme. Ce n’est pas que des mots, c’est une façon de voir le monde, c’est une histoire, qui influence inconsciemment votre respiration, votre démarche, votre pensée, vos silences. Tout ça fait que je joue différemment. Et puis jouer dans sa langue maternelle donne à la parole une « viscéralité » unique.
Proposer des dramaturgies différentes
Vous avez récemment créé un Antigone en langue créole. Qu’est-ce qui vous a donné envie de monter cette pièce et en quoi cette tragédie trouve-t-elle un écho dans la culture réunionnaise ?
J’ai eu envie de monter Antigone, car elle posait une question citoyenne très importante pour moi quelque temps après l’attentat du Bataclan. Les parents d’un des terroristes voulaient enterrer leur fils, mais la région en question n’a pas voulu donner sépulture à un terroriste. Alors, il y a eu procès. C’est ce qui m’a intéressé : que fait-on du corps de celui qui porte atteinte à la nation ? Et lorsque que l’on déshumanise quelqu’un, à quel point ne perd-on pas nous-même une partie de notre humanité ? À quel point nous ne risquons pas de ressembler à ceux que nous dénonçons ? Ce questionnement m’obsédait et il a trouvé un écho à La Réunion par la forme. Je voulais raconter cette histoire avec nos codes, culturels, cultuels, architecturaux… Thèbes était devenue bilingue, on y parlait en français et en créole, le fratricide se rejouait grâce au moringue (danse combat), les chœurs se faisaient entendre par le Maloya… Nous avons rapproché la tragédie grecque de notre culture réunionnaise (non pas seulement créole) pour y trouver énormément de points communs.
On se souvient qu’un collectif de compagnies est venue de nombreuses pièces lors du festival Avignon OFF en 2022. Comment se portent aujourd’hui les compagnies de théâtre réunionnaises ? Trouvent-elles un écho auprès des programmateurs hexagonaux ?
Les compagnies de théâtre à La Réunion se portent bien. Elles sont dynamiques et parviennent, tout en se nourrissant avec appétit de ce qui se fait dans l’Hexagone et ailleurs, à garder une certaine spécificité, une certaine organicité liée à l’île. Pour ce qui est de l’écho national, on part de loin, mais ça va de mieux en mieux, notamment grâce à l’ONDA qui vient sur l’île tous les trois ans afin de repérer, d’accompagner, voire de programmer des dramaturgies réunionnaises. Mais cela reste encore anecdotique si on compare à la réciproque. Il suffit d’imaginer les programmateurs réunionnais allant tous les trois ans dans l’Hexagone, bien sûr ce n’est pas le cas et tant mieux. Nous sommes un peu plus soucieux de proposer des dramaturgies différentes au-x public-s. Nous espérons parfois qu’une certaine égalité devienne réalité, que les dramaturgies créoles ne soient plus des freins ni des défis, mais des moments de rencontres possibles et nécessaires entre citoyen.nes d’une même nation.
Merci à Daniel Léocadie pour son temps et ses réponses.
Et plus si affinités
Pour en savoir plus sur le travail de Daniel Léocadie et assister aux prochaines représentations de ses spectacles, consultez le site de la compagnie Kisa Mi Le.