Après Thatcher’s not dead le documentaire, je demande Thatcher’s not dead la bande originale. Indissociable, dirais-je, car le film de Guillaume Podrovnikrepose sur un soundtrack d’exception, flamboyant, foudroyant et pathétique à la fois. Une compo signée The Limiñanas et David Menke qui accouchent ainsi d’un double album que je qualifierai sans trop me planter, je pense, d’anthologique.
L’alliance The Limiñanas / David Menke
Si vous fréquentez régulièrement notre webmag, vous connaissez The Limiñanas, dont les exploits musicaux alimentent en boucle notre rubrique « Albums » depuis le début de The ARTchemists ou presque. Il faut dire qu’en matière de rock hautement inspiré, placé sous la houlette d’une muse psychédélique héritée en ligne directe des Swinging 60’s, le duo Lionel/Marie a su s’imposer comme une valeur sûre. Une valeur sûre qui séduit, vu le nombre de collabs dont le binôme peut s’enorgueillir. Parmi ces nombreux camarades de jeu, David Menke.
Ce n’est pas la première fois que The Limiñanas s’amusent avec le compositeur allemand. Avec Lionel, ils ont déjà bossé sur les B.O. des docs Monsters inside me (d’où l’excellent album The Devil inside me) et The last days of American Crime d’Olivier Megaton ainsi que The Ballad of Linda L. d’Agnès Poirier. Les voici donc qui récidivent, avec des compos particulièrement léchées rassemblées dans un double album imparable d’efficacité. Et un challenge relevé haut la main. Car assurer la partie musicale d’un documentaire de la trempe deThatcher’s not deadest loin d’être aisé. Et pour cause.
Brit pop et protest song
Composer la bande son d’un documentaire s’avère déjà complexe, la musique devant accompagner sans les submerger la thématique, le propos, la narration, les images, la rythmique. C’est un petit défi en soi. Mais quand on doit restituer le règne de la Dame de Fer, l’atmosphère sonore de l’Angleterre de la fin des années 70 jusqu’aux années 90, on s’attaque à du lourd. Punk, new wave, dark wave, shoegazzing, madchester… il y a de quoi faire en matière de brit pop. La dureté des années Thatcher a alimenté la créativité de dizaines de groupes poussés très vite sur le terreau du chômage et de la crise.
On ne va pas refaire l’histoire, mais il est clair que composer la bande son de Thatcher’s not dead sans tenir compte de ce patrimoine mélodique, du reste cité régulièrement par Podrovnik, qui interroge au passage le phénomène Thatcher du point de vue de la pop culture, c’est juste se précipiter dans le mur. Mais en faire état constitue également un risque, celui de la copie maladroite. Dangereux en effet d’évoquer sans friser le ridicule les mélodies spécifiques à The Clash, The Sex Pistols, Joy Division, New Order, Depeche Mode, The Smiths et autres figures de proue de la protest song revisitée à la sauce British en colère.
Le coucou en moins, l’ogive nucléaire en plus
À ce petit jeu, Menke et The Limiñanas vont pourtant exceller, accouchant de vingt tracks d’une précision d’horloger suisse, le coucou en moins, l’ogive nucléaire en plus. Quand on visionne le doc, ces brûlots émergent de temps à autre, en demi-teinte, claquant soudainement comme une mitraillette et quand on s’y attend le moins, pour scander les accents martiaux d’une Thatcher hautaine et mordante, les charges de flics à cheval défonçant les grévistes, les queues de chômeurs mendiant leur aide sociale, les traders vociférant au cœur des market places. Et puis il y a le disque, et là c’est une fessée en règle depuis la première jusqu’à la dernière note. Sans filtre.
Ballades déchirantes et chants de guerre, colère et abattement, frustration et tripes en feu : chacun vivra sa déculottée à sa manière. Personnellement, je ne me suis pas remise de « Don’t be a traitor », « Fuzzy Thatcher », « War », « Tears don’t lie » (avec New Order en embuscade dans le riff de guitare, la boite à rythme, la ligne de basse, le synthé), « Broken dreams » (un pur bijou, digne d’un film de Ken Loach, qui tourne en boucle dans mon casque). Et puis il y a le magistral « Masterplan », un rempart mélodique solidement arrimé sur une ligne basse impeccable, des drums sans pitié sur lesquels se hérisse le spoken word littéralement hypnotique d’Oliver Howlett. On va être clair, je n’avais pas ressenti pareil frisson depuis des années.
Lignes de synthé à frigorifier la banquise ou/et foutre le feu à un volcan, percussions métalliques en droite ligne venues de l’industrielle, redondances des parties de gratte, ceux qui ont vécu ces années atroces, mais si riches musicalement ne pourront pas écouter le soundtrack de Thatcher’s not dead sans ressentir une émotion puissante les saisir aux tripes, une remontée en flèche d’une rage, d’un sentiment de révolte, d’une énergie de combattre que notre présent a comme endormi. Et pourtant notre actu ressemble tant (trop) à cette période. Il faut bien une musique guerrière pour réveiller en nous l’urgence de dire non. Merci à Menke et The Limiñanas de sonner ainsi le tocsin.