C’est l’histoire d’une petite fille par temps de guerre. Obligée de se cacher avec les siens, elle trompe la solitude et la peur en se confiant à son journal intime, jusqu’à ce qu’elle et les siens soient arrêtés, début août 1944. La petite fille s’appelle Anne Frank, et son journal va devenir l’un des livres les plus lus au monde. Mais ça, la petite fille ne le saura jamais, happée, détruite qu’elle sera dans les camps de concentration du régime nazi. Si nous avons pratiquement tous parcouru ses confidences, que savons-nous exactement de son entrée en clandestinité, de sa vie de recluse, de la réalité de son arrestation, de son parcours après avoir été raflée ? Bien peu de choses au final. Deux ouvrages tentent pourtant d’éclairer ces mystères :
- Qui a trahi Anne Frank ? de Rosemary Sullivan
- Là où s’arrête le journal d’Anne Frank – Le destin des occupants de l’Annexe après leur arrestation de Bas von Benda-Beckmann.
Ces deux enquêtes se complètent parfaitement d’un point de vue chronologique.
Qui a trahi Anne Frank ? de Rosemary Sullivan
Ce livre rapporte avec précision et émotion les investigations menées par un groupe de chercheurs pour tenter de découvrir comment et pourquoi a eu lieu l’arrestation d’Anne et de sa famille. Au cœur de leurs démarches, l’énigme suivante : Anne ainsi que ses proches ont-ils été dénoncés et si oui par qui ? La question semble presque accessoire. Pourtant, elle rouvre des plaies à peine cicatrisées. En Hollande, la période de l’Occupation allemande demeure tabou pour beaucoup, et si Anne Frank est devenue de fait une héroïne nationale, on hésite cependant à creuser sur les circonstances de sa capture.
En abordant cette quête historique comme le ferait une équipe du FBI lancée aux trousses d’un tueur, un collectif de scientifiques et d’historiens entreprend de passer au crible les différentes hypothèses posées au fil des années. C’est l’occasion pour eux de revenir sur les différentes étapes de l’arrestation, la manière dont le clan Frank et leurs compagnons entrèrent en clandestinité, les modalités de l’arrestation, le devenir du journal, le travail acharné de Mr Frank, seul rescapé des camps pour faire publier les écrits de sa fille défunte, la contestation constante de la véracité du récit… De page en page, on découvre avec effarement les clivages, les confrontations, les querelles idéologiques autour de ce journal intime.
Et puis il y a les éventuels délateurs. En remontant leur trace, les enquêteurs mettent en évidence le système de dénonciation mis en place par les nazis avec l’aide des sympathisants néerlandais. Réseau de mouchards rémunérés, organisation des services policiers expert dans la traque des personnes entrées en clandestinité, Juifs, résistants, opposants : avec bien des difficultés, l’équipe d’investigation va retrouver témoins et documents, dressant ainsi une cartographie effrayante d’une mécanique de destruction parfaitement huilée. Le résultat de leurs explorations, tout à fait plausible, laisse sans voix ; ces conclusions sont d’autant plus pénibles à envisager qu’à un petit mois près, Anne et les siens auraient pu échapper aux camps et à l’extermination.
Là où s’arrête le journal d’Anne Frank – Le destin des occupants de l’Annexe après leur arrestation de Bas von Benda-Beckmann.
Comme son titre l’indique, cet ouvrage extrêmement complet traite du devenir d’Anne Frank et de ses compagnons d’infortune après leur arrestation. Ils sont huit : Anne, sa sœur, Margot, leurs parents Edith et Otto ; il y a aussi Hermann et Auguste van Peels ainsi que leur fils Peter, également le dentiste Fritz Pfeffer. Tous sont raflés en même temps, emmenés, interrogés, placés en maison d’arrêt avant de partir dans un premier camp de transit, Westerborck. C’est le début de l’horreur… et du mystère. Car les éléments manquent en nombre pour reconstituer le martyre d’Anne et de ses proches. Recoupant les informations, les témoignages, s’appuyant par ailleurs sur les recherches d’historiens spécialisés, les archives récupérées dans les camps, Bas von Benda-Beckmann recompose le cheminement de chacun vers un destin ô combien funeste.
Personne n’en réchappera, excepté le père d’Anne, Otto. L’auteur suit pas à pas l’arrivée du groupe à Auschwitz, les séparations opérées, le quotidien atroce à Auschwitz-Birkenau, les transferts à Bergen-Belsen, à Raguhn, à Mathausen, Melk ou Neuengamme. Tandis que le groupe se dissout au fil des départs et des décès, on découvre l’atroce logique de l’univers concentrationnaire nazi qu’Anne va vivre dans sa chair jusqu’à en mourir, quelques jours après sa sœur. Gazage, typhus, malnutrition, épuisement au cours des marches de la mort… chacun des membres de l’Annexe subit de plein fouet la barbarie fasciste. Et nous, lecteurs, de la ressentir à chaque station de ce long calvaire subi par une petite fille dont nous connaissons les paroles, les rêves, les peurs par le biais d’un journal intime, mais dont nous ignorions pour beaucoup la fin épouvantable.
L’effet n’en est que plus dévastateur. De page en page, nous mesurons le traumatisme profond vécu par cette enfant et son entourage, la lente descente aux enfers, la longue agonie tandis que l’espoir s’évanouit, que la force de survivre s’éteint. Bas von Benda-Beckmann est d’une précision chirurgicale, ne nous épargnant aucun détail d’un quotidien absurde de violence et de cruauté. Les livres sur les camps de concentration ne manquent pas, les témoignages également. Mais ce cas-ci est particulier : tout le monde connaît Anne Frank, ce petit visage souriant, la chevelure noire sagement peignée, le col en dentelle et toutes les espérances du monde dans ces yeux pétillants. La contempler au seuil de la mort, seulement vêtue d’une couverture miteuse, tondue, sale, rongée de poux, souillée par le typhus qui la détruit irrémédiablement, est insoutenable. Mais nécessaire. Pour ne jamais oublier.