Il y a des gens qui soignent leur dépression en allant chez le psy. Jerry Stahl, lui, choisit d’aller retrouver un peu de sens à son existence au fin fond de la Pologne, en visitant les camps de concentration. Ce périple, il nous le raconte en 352 pages d’une prose à la fois hilarante et désespérée, avec à la clé une réflexion poignante sur le devenir d’une humanité infoutue de se souvenir.
Grand écart culturel
C’est ce qui ressort de cette odyssée évoquée avec l’énergie d’un gars qui se noie dans un océan d’absurdités. Parti sur un coup de tête pour renouer avec ses racines, Stahl, ancien toxico revenu de tout y compris de la came et de plusieurs divorces, se retrouve à parcourir l’Europe au sein d’un groupe de touristes dont chaque membre incarne à sa manière la société de surconsommation dans laquelle nous nous vautrons, d’où le sous-titre « la dépression, les tourments de l’âme et la Shoah en autocar ». Humour gras, plaisanteries douteuses, Stahl va effectivement devoir improviser pour tenir le choc psychiquement.
Pas évident quand, armé d’une valise connectée qui le fait tourner dingo, il pénètre dans des camps de concentration transformés en parcs d’attraction pour visiteurs plus empressés de multiplier les selfies que de se recueillir et de prendre la mesure de l’horreur. Un véritable grand écart culturel où le négationnisme s’invite volontiers. Au milieu du self service d’Auschwitz, jadis salle où étaient tondus et tatoués les déportés qui avaient survécu à la sélection, Stahl contemple ses compagnons de villégiature s’empiffrer de pizzas. Et dans sa petite tête d’anxieux chronique, la question fuse : «pourquoi les gens ne vomissent-ils pas tous sur leurs godasses, par principe ? »
Hitler en embuscade
Observateur, cynique, il se réfugie dans l’humour comme d’autres se gavent de tranquillisants. Ce qui nous vaut quelques crises de rire mémorables dont augurent des titres de chapitre particulièrement bien troussés comme « Gueuleton post traumatique » ou « La seringue de Staline, les juifs porte-bonheur et le cow-boy de Varsovie ». Impossible du reste pour le lecteur d’imaginer d’où vient le titre du livre lui-même (non, non, il ne s’agit pas des éructations d’un Hitler hystérique ameutant une horde de teutons nazifiés, loin s’en faut). Pourtant, Hitler n’est pas loin dans ces pages.
Il s’embusque derrière chaque lâcheté, chaque oubli, chaque concession faite au règne du fric et de la facilité, ce confort moderne des réseaux sociaux, d’internet, de l’hyperconnexion qui nous appauvrit intellectuellement, nous amène à pratiquer le culte des loisirs les plus abêtissants quand il faudrait se souvenir encore et toujours, de l’innommable, de l’intolérable. Comme le rappelle Stahl entre deux rigolades crispées, «à Buchenwald où nous nous rendons en ce moment même, le nombre de signalements d’incidents à caractère antisémite a doublé depuis 2015« .
Tourisme morbide
Ce qui devait être une source de recueillement, une sorte de réconciliation avec le passé, la mémoire des disparus tourne au constat amer d’une mémoire qui se délite dans les affres d’un tourisme morbide perçu comme l’impasse d’un capitalisme devenu fou à force de tout commercialiser, même l’atroce. Le discours d’un auteur aigri, d’un vieux punk sans horizon ? Quand Stahl écrit ces lignes, Trump est au pouvoir, entraînant les USA dans une spirale de bêtise, de racisme et de violence.
Cette perspective donne aux remarques de l’auteur une saveur beaucoup plus désagréable parce que lucide. Oui, cela pourrait recommencer… parce qu’au finish, qui a envie de se souvenir d’un indicible que même les victimes survivantes n’ont pu formuler tant c’était abject ? Stahl en partageant ses ressentis donne à voir un grand vide, une béance dans laquelle tous les spectres de la barbarie se glissent immanquablement. Cela fait rire et peur.