Pourquoi devient-on fasciste ? Et surtout comment ? On ne compte plus les études historiques, sociologiques, psychanalytiques qui épluchent cette énigme sous toutes les coutures. Super… pourtant l’extrême-droite persiste, continue de gagner du terrain, banalisée de la pire des façons. Et Mr Tout le Monde d’embrasser cette idéologie mortifère, par colère, frayeur ou racisme. Comment alors faire comprendre, stopper le mouvement ? C’est peut-être le moment de voir ou revoir Rhinocéros de Ionesco.
Faire acte de pédagogie
1959 : l’Europe se remet péniblement de la Seconde Guerre mondiale. On a reconstruit certes, mais les ruines fumantes sont encore là, physiques, mentales, intellectuelles : l’intolérance est omniprésente, l’autoritarisme aussi. Eugène Ionesco, avec cette lucidité mordante qui fait toute la saveur et la profondeur de son écriture dramatique, s’inspire du monde comme de ses souvenirs d’enfance roumaine pour écrire une farce illustrant le processus de fascisation des esprits, histoire d’édifier son public et de faire acte de pédagogie.
Sous sa plume, le rhinocéros, animal puissant mais obtus, devient le symbole de notre propension à embrasser des idéologies totalitaires et destructrices. Rien de tel qu’une bonne grosse corne pour illustrer la dureté aveugle et prédatrice de l’esprit fasciste, n’est-il pas ? Ionesco nous prouve ainsi en trois actes et quatre tableaux que la menace fasciste est toujours présente, larvée en nous, insidieuse et prête à se réveiller de manière percutante, pour nous emporter dans sa folie d’intolérance, de brutalité, de barbarie.
Epidémie de rhinocérite
L’intrigue se déroule dans une petite ville tout ce qu’il y a de plus banal, petite ville soudainement atteinte d’un mal étonnant : la « rhinocérite ». En d’autres termes, les habitants commencent à se transformer en rhinocéros. Déshumanitation collective enclenchée : Bérenger assiste impuissant à la métamorphise de son entourage, y compris son meilleur ami Jean. Il résiste tant bien que mal à cette épidémie de cornification, se retrouvant complètement isolé au milieu du troupeau, refusant de céder à la maladie.
Une histoire de fou ? Un conte pour enfants ? Ou une métaphore particulièrement claire et compréhensible de tous ? Pour le coup, tous ces gens qui se transforment, contraints ou forcés, illustrent de manière limpide les rouages d’une stratégie d’emprise. Le rhinocéros aux nuances vert de gris évoque la lente mutation d’hommes en bêtes qui vont tout détruire sur leur passage. Plus une once d’humanité et la transformation de Jean durant l’acte II a de quoi marquer les esprits des spectateurs en la matière : un véritable tour de force de mise en scène et un challenge pour l’interprète du rôle.
Dénoncer la complaisance
Autre facette de l’œuvre de Ionesco : la dénonciation de l’aveuglement. On ne veut pas voir la catastrophe en marche, on est dans le déni, on est persuadé que cela n’arrivera pas, que c’est impossible. Et quand quelqu’un ose émettre une mise en garde, on le fait taire séance tenante. Jusqu’à ce qu’il n’en reste qu’un, qui résiste comme il peut. Tous les autres ont été contaminés, consciemment ou par obligation, avançant des prétextes navrants pour expliquer cette métamorphose au final tolérée pour ne pas dire encouragée.
Spécialiste des discours aberrants, Ionesco se lâche dans des répliques à la fois hilarantes et effrayantes, mais véridiques : les personnages se perdent dans des considérations techniques futiles et hors de propos (l’origine géographique du rhinocéros, notamment) quand il faudrait prendre des mesures d’urgence afin d’éradiquer l’invasion en vue. Jolie manière de mettre en évidence le talent inégalé de l’être humain soi-disant civilisé pour l’aveuglement volontaire et l’instinct grégaire, même si ce dernier s’avère néfaste pour soi et autrui.
La dangereuse tentation du troupeau
Sous couvert de nous faire rire, Ionesco nous rappelle douloureusement combien il est facile pour certains (beaucoup ? beaucoup trop ?) de renoncer à leur humanité pour une idéologie de masse. Il évoque également la solitude de ceux qui résistent, derniers remparts si fragiles, individus rationnels perdus face au cataclysme, tragiquement héroïque, un petit quelque chose de Don Quichotte face à ses moulins, dans cette résistance face à l’inexorable. Une lueur d’espoir cependant ? Oui, mais n’aurait-il pas été plus facile de stopper l’effondrement avant qu’il ne survienne ?
Ce qui frappe au fil de cette histoire, c’est son actualité. Aujourd’hui, Rhinocéros continue de sonner juste et cela terrorise. Nous n’avons rien retenu du passé, nous avons gommé la mémoire et ses enseignements. La pièce de Ionesco, c’est un miroir à peine déformant renvoyant l’image grotesque de notre complaisance, de notre lâcheté face aux idéologies totalitaires de tous bords. Avec son épidémie de rhinocérite, Ionesco nous sensibilise avec une pédagogie coup de poing : la déshumanisation est toujours à nos portes, et il ne tient qu’à nous d’y céder ou pas. Son message est limpide : restez humains, résistez à la tentation du troupeau, et surtout, méfiez-vous des cornes !
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