Certains ont adoré, d’autres détesté… Ce qui est sûr, c’est que The Substance n’a guère laissé indifférents des critiques qui tanguent entre dégoût, déception, fascination, adulation. Et pour être honnête, c’était selon moi l’objectif de la réalisatrice Coralie Fargeat : ne laisser personne indifférent. Quitte à verser dans l’excès, le grotesque, le gore-tesque même. Car l’indifférence, on n’en peut plus. Surtout quand il s’agit d’évoquer la place de la femme dans nos sociétés dites évoluées, finalement d’une barbarie indicible. Explications.
ElizaSue
Un petit pitch s’impose. Elizabeth Sparkle est une gloire du fitness télévisé. Une gloire vieillissante. Le jour de son anniversaire, cette quinquagénaire pourtant encore très belle (Demi Moore, magnifique) est remerciée de la plus grossière des façons par son producteur (Dennis Quaid, ignoble) qui a décidé de trouver une remplaçante plus accrocheuse, plus rayonnante, en un mot plus jeune. Mortifiée ô combien, Elizabeth, qui a tout sacrifié à sa carrière, se retrouve au chômage, confrontée à sa solitude et son image de star has been.
C’est alors qu’un messager anonyme lui propose de profiter de la substance. Un mystérieux liquide jaune fluo (la référence à Reanimator est flagrante) qui va révéler son autre moi-même : Sue (Margaret Qualley, rayonnante et invivable). Sue qui lui succède, qui réussit tout avec son sourire d’ange et ses formes superbes. Sue qui va commencer à pomper sa vie et ce n’est pas qu’une image. Mais Elizabeth ne l’entend pas de cette oreille. Question : laquelle des deux va triompher de l’autre ? Laquelle va bouffer l’autre ? Sachant qu’elles sont une et inséparables ?
Un seul adjectif : révoltant
Tiré par les cheveux ? Rappelons qu’un certain Stevenson a jadis abordé cette thématique dans L’Étrange Cas du docteur Jekyll et de M. Hyde. Coralie Fargeat se saisit du sujet pour accoucher d’un body horror saignant, dégueulasse et vomitif à souhait : la dégradation du corps féminin y occupe une place centrale, filmé dans une atmosphère à la Kubrick, avec des effets dignes de The Thing de John Carpenter, Society de Brian Yuzna, La mort vous va si bien de Robert Zemeckis. Excessif comme pourrait l’être un chapitre de Sade, le chemin de croix de ElizaSue sombre dans le grotesque en mode Monty Python, conte philosophico-esthético-horrifique qui en dit long sur le statut de la femme.
Et là, un adjectif me vient : révoltant. Révoltant, la manière dont Elizabeth est traitée, mise hors jeu car quinquagénaire. Révoltant, la manière dont elle est fichue à la porte. Révoltant, la vampirisation dont elle fut victime des années durant, façonnée par le star system avant d’être éjectée, remisée à la poubelle comme un vulgaire kleenex. Révoltant, le regard dégoutté et méprisant des hommes sur son corps pourtant encore désirable, sur celui de sa « doublure » plus jeune, qu’ils convoitent de manière lascive et ordurière. Révoltant, cette façon qu’a Eliza de se détester, de s’avilir, de se détruire. Insupportable à elle-même, haïssant son corps, son être, son identité. Vide.
Le véritable monstre de cette fable, c’est l’homme
Exagéré ? À peine. Derrière cette héroïne, il y a nous, Mesdames. Harcelées par les incitations aux régimes, l’injonction à la réussite esthétique, sociale, affective. Obligées de nous farder, de nous affamer, pire encore, pour répondre à des codes de séduction dictés par les hommes ; la scène de l’audition de Sue est à ce titre flagrante, les remarques des deux recruteurs odieuses. Le véritable monstre de cette fable, c’est l’homme, sorte de Barbe Bleue moderne à visages multiples, concupiscent et bestial, sale, manipulateur, esclavagiste. Puissant et présent bien que moche et vil. Une continuité des violeurs de Revenge, premier opus d’une Fargeat qui choisit de ne pas faire dans la dentelle pour nous tendre le miroir de notre soumission soi-disant librement consentie.
On s’étonne que jamais Eliza ne pense un instant à buter son producteur. Façonnée, endoctrinée même, c’est contre elle qu’elle dirige sa violence, sa frustration, sa rage. Essayant de cacher ses conduites à risques (boulimique d’un côté, alcoolique de l’autre) sous le verre fumé de ses lunettes de marque, la décomposition accélérée de son corps dans les plis de son manteau jaune. Se dévorant les entrailles alors qu’elle devrait foutre le feu à cette société sans pitié pour elle. Difficile en la regardant sombrer de ne pas penser aux légions d’actrices contraintes à la chirurgie esthétique, aux avortements et autres saloperies par des studios hollywoodiens les considérant comme des pouliches de luxe.
Une auto-fascination fatale
Révoltant donc, volontairement. Fargeat veut nous faire prendre conscience. Il y a urgence dans un univers cornaqué par des réseaux sociaux où la perception du corps féminin est mise à mal par les marques, dès le plus jeune âge. On a beau évoquer l’espoir du body positivisme, les gamines se sentent trop grosses, trop moches, trop mal. Des ElizaSue en puissance qui, le moment venu, imploreront pour avoir accès à la substance qui les ramènera du bon côté de la barrière, celui de la jeunesse et de la beauté, du succès et de la reconnaissance. Seulement voilà : on ne peut lutter contre le temps qui passe. La fontaine de Jouvence demeure un mythe, joli certes, mais un mythe quand même. Une rêverie qui encourage les pires réalités.
Et une souffrance profonde, un mal-être ancré, une charge mentale qu’on fait peser sur nos épaules. On notera que chez ElizaSue, il n’y a pas de livre. Le seul qu’on lui offre, c’est un manuel de cuisine française désuet. Indélicatesse de son producteur, décidément un sale mec. Eliza n’a rien, pas d’époux, pas d’enfant, pas même un animal de compagnie. Elle est seule avec elle-même, ce elle-même qu’elle dissimule dans sa salle de bain une semaine sur deux. Egoïste ? Perdue ? Une seule fois, elle pourrait casser cette logique, échapper à cet enfer. Mais non, elle ira jusqu’au bout de cette auto-fascination fatale.
Or c’est cela que Fargeat nous invite/incite à démanteler. L’auto-fascination. Arrêter de regarder/explorer son nombril pour redresser la tête et observer le monde. Cultiver sa tête. Car pour sûr, ElizaSue n’a de sain ni l’esprit ni le corps.
Et plus si affinités ?
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