Est-il possible de concocter un film qui croise carrière de narcotrafiquant, transition de genre, rédemption quasi mystique et comédie musicale ? Sans se casser la gueule ni sombrer dans le grotesque ? La réponse est oui, et c’est Jacques Audiard qui signe ce cocktail baptisé du doux nom d’Emilia Pérez. Un projet risqué sur le papier, mais une franche et heureuse réussite à l’écran. Pour tout dire, on touche au sublime.
Un maître du drame psychologique
Pas un hasard. Jacques Audiard est une valeur sûre. Un grand nom du cinéma français qui rime avec intensité et profondeur. En digne héritier de son père, le célèbre dialoguiste Michel Audiard, le réalisateur possède un sens aigu des mots et des récits percutants. D’abord scénariste comme son papa, il bascule dans la réalisation en 1994 avec Regarde les hommes tomber, un polar qui pose les bases de son style : noirceur, humanité et tension palpable. La consécration internationale suit avec Un Prophète (2009), chef-d’œuvre primé à Cannes et nommé aux Oscars, qui l’impose comme un maître du drame psychologique.
Mais Audiard, c’est surtout un aventurier de l’image et du récit. Des blessures intimes de De rouille et d’os (2012) à l’Ouest sauvage de Les Frères Sisters (2018), il explore des thèmes universels : rédemption, transformation et quête de soi. Avec Emilia Pérez, il prend un virage audacieux en s’attaquant à la comédie musicale, prouvant qu’il n’a jamais peur de réinventer son art. Toujours là où on ne l’attend pas, avec la ferme intention de transformer ses récits en autant d’expériences à la fois viscérales et profondément humaines.
Changer de vie. Radicalement.
Emilia Perez donc : multiprimé à Cannes et Toronto, sélectionné pour les Oscars 2025. Ces distinctions témoignent de l’impact significatif du film sur la scène cinématographique internationale. Il faut dire que le propos positionne l’œuvre en haut de l’affiche en matière de singularité. Imaginez un narcotrafiquant mexicain plus sanguinaire que Pablo Escobar. Il fait enlever Rita, une jeune avocate talentueuse qui peine à percer dans ce pays d’une misogynie crasse. Pourquoi ? Pour lui confier une mission des plus délicates : il veut changer de sexe. Devenir une femme.
Mais pour vivre sa transition de genre, il doit disparaître. Changer de vie. Radicalement. Laisser derrière lui son cartel, son épouse, ses enfants. Les meurtres, la violence, la survie, l’obligation d’embrasser le crime pour échapper à la misère. Rita va l’aider à organiser cette métamorphose de bout en bout : assurer la protection et l’avenir économique des siens, orchestrer sa mort, mettre en place sa nouvelle identité, sécuriser sa propre fortune pour l’après. Parfait… sauf qu’on ne bazarde pas une vie comme ça, encore moins celle d’un baron de la drogue.
La lumière autour de soi
Emilia Pérez, un jour, va revenir dans la vie de Rita, devenue une avocate riche et reconnue. Avec une requête spécifique. Amitié, complicité, désir de changer le monde, de faire le bien et la lumière autour de soi : Emilia s’impose comme une femme d’exception, éperdue d’amour et de bonté, mais jusqu’où ? Dans une société de mâles où corruption et barbarie dominent, Emilia, Rita et leurs compagnes de lutte réussiront-elles à s’imposer ? Le scénario se distingue par sa profondeur, les problématiques qu’il soulève : identité de genre, quête de soi, rédemption. Audiard dynamite les clichés, traitant ce sujet pour le moins complexe avec autant de sensibilité que de poésie.
Sa mise en scène, audacieuse, intègre des numéros musicaux qui enrichissent la narration sans la détourner. Mieux : chaque chanson pénètre la psyché des protagonistes, apportant un surcroît d’émotion, une profondeur dans les sentiments, les ressentis. Le passage où Emilia berce son fils qui identifie son odeur et chante le souvenir de ce père adoré, disparu corps et âme, est proprement bouleversant. La musique, composée par la chanteuse Camille et son compagnon multi-instrumentiste Clément Ducol, fait ressortir la rage, la douceur, le chagrin, le bonheur, la frustration des personnages, de même les chorégraphies signées Damien Jalet.
Actrices d’exception
L’ensemble est servi par un quatuor d’actrices d’exception. Karla Sofía Gascón, elle-même transgenre, prête ses traits à Manitas puis à Emilia. Son authenticité est touchante, son implication totale, sa vibration palpable. Zoe Saldaña, dans le rôle de Rita, offre une performance énergique et nuancée. Selena Gomez joue Jessi, l’épouse d’Emilia, avec une intensité dramatique qui complexifie encore ce rôle peu évident. Adriana Paz est Epifania, l’amoureuse d’Emilia, simple, sincère, désarmante.
Attendrissantes toutes, pathétiques jamais. C’est la particularité de ce récit de ne jamais tomber dans la condescendance ni la caricature. Ces quatre portraits de femmes marquent les esprits par leur flamboyance, leur naturel, leur dignité. Dans un Mexique ensanglanté par les féminicides, les guerres de pouvoir, la mainmise des cartels, ces héroïnes s’imposent par la puissance qui émane d’elles, leur assurance, leur manière d’embrasser le destin, de l’accaparer, de tracer leur route à leur manière et côte à côte.
Avec beaucoup de grandeur. Des Madones, à n’en pas douter. Emilia Perez de bout en bout est un film de femmes, réalisé avec beaucoup de douceur par un metteur en scène habité. La confrontation avec The Substance de Coralie Fargeat est intéressante : cette dernière, signe aussi un film de femmes qu’elle réalise avec une froideur, une hargne toute masculine. Cette lecture croisée démontre que les lignes bougent dans la représentation du genre. Et cela fait beaucoup, beaucoup de bien, de rappeler qu’au-delà du sexué, il y a des êtres humains.
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