Il est des œuvres d’art qui provoquent à la fois le malaise, l’incrédulité et la fascination. Cloaca en fait partie. Initiée il y a maintenant 25 ans ( la galerie bruxelloise Rodolphe Janssen lui consacre d’ailleurs une exposition hommage), la machine à déféquer pensée par Wim Delvoye a largement gagné ses galons de création subversive, déroutante et cynique. La « machine à caca », interroge avec une insolence rare notre rapport au corps, à la consommation et à l’art lui-même. Que nous dit cette œuvre provocatrice et pourquoi est-elle, en dépit de son aspect dérangeant, un chef-d’œuvre incontournable du XXIe siècle ?
Wim Delvoye : l’artiste derrière le scandale
Né en Belgique en 1965, Wim Delvoye s’est imposé à l’avant-scène de l’art contemporain pour son approche résolument iconoclaste. Mêlant art, technologie et humour grinçant, il aime explorer les limites de ce que l’on considère comme « art ». Fasciné par les contradictions de la société contemporaine, il joue sur l’absurde, le trivial, le sacré, brouillant les frontières entre le sublime et le grotesque. Delvoye est un véritable touche-à-tout : ses œuvres, qui vont des sculptures gothiques faites de pneus à des cochons tatoués, défient constamment nos perceptions de la beauté et du dégoût.
Cloaca : une machine humaine, une réflexion sociétale
L’idée de Cloaca germe dans l’esprit de Delvoye à la fin des années 1990. Obnubilé par l’idée du processus digestif, il décide de créer une machine capable de reproduire ce que fait naturellement notre corps. Cette machine, complexe et ultra-technologique, digère littéralement de la nourriture pour la transformer en excréments humains. Le nom de l’œuvre, Cloaca, fait référence au cloaque, une ouverture commune à plusieurs systèmes dans le règne animal (reproduction, excrétion), une manière de renvoyer à cette fonction vitale et instinctive, mais souvent cachée et taboue.
Pour parvenir à ses fins et mettre en œuvre les nombreux plans et croquis qui ébauchent son projet, Delvoye engage une équipe de scientifiques. Objectif : fabriquer cette machine qui, à l’image du système digestif humain, transformera les aliments en déjections en passant par les diverses étapes que sont la dégradation des matières, la fermentation, la digestion. Pour nourrir Cloaca, on y injecte de la nourriture ordinaire, et quelques heures plus tard, la machine produit des excréments empaquetés qui seront ensuite exposés, parfois même vendus.
La mécanique de nos entrailles
La première présentation de Cloaca a lieu en 2000 au musée Museum Dhondt-Dhaenens à Deurle, en Belgique. Autant dire que le public ne sait pas vraiment quoi en penser. Certains crient au génie, d’autres au scandale ; personne ne reste indifférent. Cloaca soulève bien des questions : ce genre de trivialité aux accents de plaisanterie scatologique peut-il être considéré comme de l’art ? Jusqu’où l’artiste peut-il aller pour provoquer une réaction chez le spectateur ? S’agit-il vraiment d’une provocation ou d’un regard particulièrement lucide sur la consommation de l’art ?
En créant une œuvre qui reproduit une fonction aussi bassement humaine, Delvoye fait voler en éclats la distinction entre l’art noble et le corps grossier. Il y a un peu de Rabelais dans se démarche, le bonheur de vivre en moins. L’exposition provoque un choc, qui met en scène la mécanique de nos entrailles, cette intériorité défécatoire ce que la société préfère ignorer. L’esthétique industrielle de la machine, froide et métallique, contraste avec l’aspect répugnant de sa production. Le geste est radical, mais terriblement efficace : Cloaca nous met face à notre propre matérialité, à cette réalité corporelle que nous tentons d’occulter dans notre quête de raffinement et de beauté.
Produits dérivés
Wim Delvoye ne s’arrête pas à la simple création de sa machine. Cloaca doit aller au bout de la logique consumériste pour en dénoncer le caractère dévorateur. L’artiste va donc décliner toute une série de variantes et de produits dérivés, transformant Cloaca en une véritable entreprise, marketée, brandée. Il existe aujourd’hui plusieurs versions de Cloaca : Cloaca Original (2000), Cloaca Turbo (2003), Cloaca N°5 (2006), chacune avec des particularités technologiques et esthétiques.
Delvoye joue sur l’accélération du processus digestif, modernisant son processus avec de nouveaux dispositifs. Plus performantes, plus perfectionnées, ces machines sont également exposées dans des musées du monde entier, de New York à Genève en passant par Paris. L’artiste va même jusqu’à introduire une dimension commerciale à son œuvre : les excréments produits par Cloaca sont emballés sous vide et vendus comme des œuvres d’art, aux côtés de produits dérivés, notamment du papier toilette. Cette marchandisation du déchet se gausse de la société de consommation, tout en projetant un regard corrosif sur la merchandisation de l’art.
Un miroir tendu
De fait, Cloaca est une œuvre profondément réfléchie. Elle pose des questions essentielles sur la nature de l’art, son rapport au quotidien, au trivial. Delvoye ne se contente pas de provoquer pour provoquer. Il met en scène un processus naturel que nous préférons ignorer, et le transforme en une réflexion philosophique : si la machine peut produire ce que produit le corps humain, où est la différence entre l’organique et l’artificiel ? Où s’arrête la fonction humaine, et où commence la machinerie ? Cette réflexion sur la mécanisation de la société, sur le cycle de consommation et de production, fait de Cloaca une œuvre non seulement dérangeante, mais également visionnaire.
Certains critiques ont qualifié l’œuvre de « monumentale » et « absurde », d’autres y ont vu sur la fétichisation de l’art contemporain lui-même, où tout, même le rebut, peut devenir un objet de fascination et de commerce. L’œuvre est également un miroir tendu à l’industrie de l’art contemporain, où les objets les plus banals, les plus triviaux, peuvent acquérir une valeur incommensurable dès lors qu’ils sont exposés dans un musée. Cloaca joue sur cette ironie en rendant littéralement tangible l’expression « l’art est partout ».
Aujourd’hui encore, Cloaca fait débat. Beaucoup considèrent que Delvoye a, avec cette œuvre, poussé à son paroxysme la réflexion sur le corps humain dans l’art, tandis que d’autres la voient comme une simple provocation sans profondeur. Mais c’est bien là la marque des grandes œuvres d’art contemporain : elles ne laissent personne indifférent, elles interrogent, choquent, et poussent à la réflexion. Que l’on adhère ou non, Cloaca est une œuvre qui a bouleversé les codes esthétiques et philosophiques de l’art contemporain. En s’attaquant à une fonction humaine aussi triviale, Delvoye a réussi à faire de la digestion un sujet de haute réflexion artistique, prouvant que le sublime peut surgir du plus banal des processus.
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