
La croisière s’amuse… jusqu’à ce qu’elle vomisse ses passagers sur une île et leur statut social avec. Vous avez kiffé le cynisme ciselé et les sourires de requins de The White Lotus? Dites-vous que ce n’est rien comparé à la cruauté sociale du fielleux mais très juste Sans filtre (Triangle of Sadness, 2022). Avec ce brûlot, Ruben Östlund, le sniper suédois palmé deux fois à Cannes, nous livre une satire XXL du monde contemporain, où les riches sont ridiculisés, les mannequins vidés de sens, la hiérarchie sociale renversée façon Battle Royale en Prada.
Croisière pour naufragés du capitalisme
Le film se découpe en trois actes : trois univers, trois ambiances, trois manières de démonter les illusions.
Acte I : zoom sur l’univers de la mode et du mannequinat. Le couple Carl et Yaya, deux purs produits instagrammables, beaux comme des dieux, vides de sens, seulement motivés par le fric et la célébrité. Chacun vend son image pour du cash et se débat dans des rapports de genre pour le moins flous.
Acte II : nos deux tourtereaux sont invités sur un yacht superbe pour une croisière de luxe où ils côtoient une galerie de bourgeois grotesques (des marchands d’armes, des influenceuses botoxées, un capitaine marxiste qui cite Lénine en picolant au whisky, Woody Harrelson, hilarant). Une tempête monumentale va bien évidemment coller le dawa dans ce tableau paradisiaque jusqu’à la nausée et pire encore (estomacs fragiles, s’abstenir).
Acte III : le naufrage et la survie. Le yacht n’a survécu ni à la tempête, ni à une attaque de pirates. Une poignée de rescapés, dont nos deux tourtereaux Insta, trouve refuge sur une île perdue. Et vu que personne n’est capable de se débrouiller dans cet univers pour le moins hostile, c’est Abigail, modeste employée de ménage du yacht qui prend les commandes, vu qu’elle est la seule à savoir gérer le quotidien. D’où une complète refonte des rapports de force en mode retour à l’âge de pierre.
Je passe sur la conclusion sanglante de cette fable, qui en dit long sur la bêtise de nos élites et la constante du règne du plus fort.
Radeau de la Méduse 5.0
La séquence du dîner sur le yacht est déjà culte. Ça tangue, ça gicle, ça gerbe par tous les pores de la décadence. Östlund n’a aucune pitié, ni pour ses personnages, ni pour nous. Il transforme la comédie sociale en film catastrophe, et le grotesque en arme politique. Monty Python, sors de ce corps ! La satire devient viscérale, littéralement, et c’est cette radicalité qui fait mouche. On oublie les palaces feutrés de The White Lotus; là, c’est le radeau de la Méduse 5.0, carrément ! Une sorte d’île aux esclaves boostée par un Marivaux sous acide.
Par la force des éléments déchaînés, les dominants deviennent dépendants. Sur cette plage perdue, les rôles s’inversent. Les riches deviennent inutiles, incapables, ridicules. Les employés prennent le dessus. Eh oui, braves gens ! Le capitalisme n’a plus cours quand le seul vrai capital, c’est de savoir allumer un feu. Abigail devient cheffe de meute. Carl devient gigolo. Yaya mange ce qu’on lui donne, en silence. L’ordre social s’effondre, et c’est franchement jouissif d’autant qu’Östlund pousse la logique jusqu’au bout : il ne sauve personne, il ne juge pas frontalement, il montre, il dissèque, et il laisse l’absurde faire le sale boulot.
Palme d’or au vitriol
Avec Sans filtre, le réalisateur suédois confirme qu’il est un chirurgien du malaise social, un expert du plan fixe qui met mal à l’aise, un entomologiste qui filme les riches comme on observe des cafards en train de se noyer dans le champagne. Après The Square, qui démolissait le monde de l’art contemporain, il s’attaque au culte du luxe, de la beauté, de l’apparence, et à tout ce que notre époque vend comme réussite. Le titre original Triangle of Sadness fait référence à ce petit pli entre les sourcils qu’on botoxe pour effacer le stress – tout un programme.
C’est là que les deux œuvres se répondent. The White Lotus, c’est la critique fine et ironique des privilèges dans un décor de rêve ; Sans filtre, c’est le même décor pulvérisé, réduit à l’état de jungle. Le propos est plus violent, plus cru, mais tout aussi percutant. L’un murmure des vérités à l’oreille du spectateur ; l’autre hurle en le secouant par les épaules. Les deux séries/films partagent un constat : les puissants, quand on les prive de leurs codes et de leur confort, deviennent des enfants perdus, grotesques et pathétiques.
Sans filtre est un film qui gratte très fort là où ça fait mal, qui ne cherche jamais à plaire, et qui ose encore croire que le cinéma peut être un espace de perturbation. Si vous cherchez une jolie histoire pour vous évader, passez votre chemin. Si vous voulez voir la société démaquillée au couteau de cuisine, bienvenue à bord.
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