« Womanhouse » : quand Judy Chicago et Miriam Schapiro transforment l’espace domestique en manifeste féministe

différentes vues de l'exposition Womanhouse 1972

1972, Los Angeles. Une maison sur le point d’être démolie, des murs décrépis, des pièces vides… et un collectif de femmes artistes décidées à en faire un manifeste. Né de l’imagination et de la collaboration de Judy Chicago et Miriam Schapiro, Womanhouse n’a rien d’une exposition comme les autres. Ce projet pionnier est une installation vivante, collective, un cri visuel porté par des femmes pour parler des femmes, dans un lieu qui incarne leur histoire : la maison.

Une maison pour les femmes, par les femmes

Womanhouse est le fruit du programme Feminist Art du California Institute of the Arts, dirigé par Chicago et Schapiro. À l’origine, une envie : permettre à des femmes artistes d’explorer ensemble ce que signifie être une femme dans une société patriarcale, à travers la pratique artistique. Le choix du lieu est hautement symbolique : une maison abandonnée dans le quartier de Hollywood, transformée pièce par pièce en une installation immersive, chaque recoin devenant un espace de revendication.

Vingt-et-une étudiantes participent au projet. Pendant des semaines, elles réparent, décorent, transforment. Le chantier devient un acte artistique et politique à part entière, renversant l’idée selon laquelle les femmes ne seraient pas capables de travaux « physiques ». Ce sont elles qui manient marteaux et pinceaux. L’espace domestique, traditionnellement associé à la soumission, devient soudain un espace d’expression et d’émancipation.

Une pièce, un message

Chaque pièce de la maison est pensée comme un tableau en trois dimensions, une mise en scène troublante, grotesque ou ironique, dénonçant les stéréotypes de genre et la condition féminine. Parmi les œuvres marquantes :

  • « The Menstruation Bathroom », une salle de bain où les tampons tachés de rouge débordent de la poubelle – brisant un tabou encore très fort.
  • « The Bridal Staircase », un escalier couvert de tulle et de dentelle menant à une mariée figée, momifiée par les attentes sociales.
  • « The Kitchen », où des œufs frits en plâtre sortent du mur et du plafond, métaphore de la femme-pondeuse réduite à son utérus.
  • « Linen Closet », un placard d’où émerge le corps d’une femme, littéralement rangée entre deux piles de draps.

Chaque installation combine humour noir, violence contenue, ironie mordante et symbolisme brut. Womanhouse n’est pas confortable car elle bouscule volontairement le regard et la norme.

Art féministe : naissance d’un mouvement

C’est un tournant, mieux, une naissance. Avant Womanhouse, l’art féministe existait en filigrane, souvent marginalisé, peu théorisé. Judy Chicago et Miriam Schapiro, avec ce projet collectif, posent les fondations d’un mouvement qui va gagner en puissance dans les années 70 et 80. En créant une œuvre collaborative, inclusive et engagée, elles remettent en question la figure de l’artiste solitaire (souvent homme, blanc, génial), au profit d’un art collectif et politique, nourri de sororité et de réflexion critique sur les oppressions systémiques.

Elles élèvent les objets du quotidien au rang d’œuvres d’art. Elles font du vécu intime un champ de bataille politique. Elles brouillent les frontières entre art et activisme, entre public et privé, entre installation et performance. La maison devient un lieu de résistance : la cuisine, la chambre à coucher, la salle de bain – tous ces lieux de l’invisibilisation féminine apparaissent comme des espace de révélation.

Redéfinir l’espace domestique

Avec Womanhouse, l’espace domestique – longtemps réduit au statut de prison dorée – est détourné, re-signifié, il cesse d’être le théâtre du repli pour devenir scène d’exposition, d’expression, de subversion. C’est une réflexion visuelle sur les rôles imposés aux femmes : la mère, la ménagère, l’épouse, l’objet de désir. Et si ces rôles étaient des cages ? Et si on les détruisait, pièce par pièce ?

Les performances qui accompagnent l’installation vont dans le même sens. Des femmes lisent des textes, dansent, miment des gestes quotidiens absurdes, exposent leur vulnérabilité. L’art devient catharsis autant que manifestation. L’exposition ne dure qu’un mois, mais son impact est colossal. Womanhouse est rapidement considérée comme un jalon majeur de l’art contemporain et un acte fondateur de l’art féministe.

Ouvrir la voie

Elle ouvre la voie à des artistes comme Carolee Schneemann, Suzanne Lacy, Martha Rosler, Barbara Kruger ou plus récemment Mickalene Thomas et Laure Prouvost, qui, elles aussi, investissent l’espace, le corps et le quotidien pour dénoncer les dominations. Le projet a depuis été documenté, analysé, rejoué. Il reste d’une actualité brûlante. Car les questions posées par Womanhouse – le poids des rôles genrés, l’invisibilisation des femmes dans l’espace public, la valeur de leur parole et de leur création – résonnent encore aujourd’hui.

Car Avec Womanhouse, Judy Chicago et Miriam Schapiro nous rappellent que la maison n’est jamais neutre. Elle est politique. Elle est sociale. Elle est un territoire que les femmes doivent reconquérir, non pas pour s’y enfermer à nouveau, mais pour y faire exploser les murs de l’assignation. En transformant un espace d’enfermement en espace de parole, Womanhouse a ouvert la porte à des milliers d’autres voix.

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Dauphine De Cambre

Posted by Dauphine De Cambre

Grande amatrice de haute couture, de design, de décoration, Dauphine de Cambre est notre fashionista attitrée, notre experte en lifestyle, beaux objets, gastronomie. Elle aime chasser les tendances, détecter les jeunes créateurs. Elle ne jure que par JPG, Dior et Léonard.