La Taupe : l’espionnage sans fard

Ils sont cinq à la tête de «The Circus » aka les services secrets britanniques. L’un d’eux est un agent double, une taupe… un traître. Lequel ? Voici en peu de mots l’intrigue proposée par John Le Carré dans Sinker, tailor, soldier, spy, l’un des plus célèbres romans d’espionnage qui soit, et une référence pour nos voisins britanniques qui ont pu en apprécier une version télévisée historique (1979) menée bille en tête par un Alec Guinness au sommet de sa forme. Trente ans et des brouettes plus tard, c’est une adaptation filmée intituléeLa Taupe qui reprend le parcours en eaux troubles de Georges Smiley, espion taciturne et déterminé.

Exit James Bond

Disons-le tout de suite, le film peut dérouter : histoire complexe, personnages énigmatiques, longueurs qui s’enchaînent… si vous adorez les films d’action, cela peut décourager et c’est un peu le but. Car l’intrigue est en fait de première bourre, servie par des acteurs absolument incroyables de justesse et de retenue (Gary Oldman, grandiose) ; ce film est quasi un docu-fiction sur la triste condition de barbouze, et devrait vous décourager d’embrasser pareille carrière. Patience, ingéniosité, réflexion, dissimulation : ces guerriers de l’ombre doivent affronter en toute discrétion, mais avec efficacité, les tourments d’une guerre froide qui gèle les relations diplomatiques des 60’s.

De vie privée point, ou saccagée très rapidement (l’un des personnages se voit obligé de « larguer son compagnon » sans explication aucune pour en assurer la protection et éviter que ce grand amour ne devienne ultérieurement une cible). Exit l’image héroïque et casanovienne de James Bond avec ses girls, ses belles bagnoles et son whisky. Là, le whisky, on le boit pour gérer le stress qui ronge inexorablement, oublier la violence et les tortures, tempérer les innombrables moments de doute… Les clopes, on les fume en série pendant les longues heures de filature et d’écoute, de visionnage de documents, analyse et recoupement de preuves. Des enquêteurs, des limiers, des renards : tels sont ces serviteurs de l’État qui s’activent pour neutraliser le camp d’en face avec une patience d’araignée.

Pas de surenchère

Outre un casting exceptionnel (John Hurt, Colin Firth, Tom Hardy, Ciaràn Hinds, Benedict Cumberbatch …) dont pas une des têtes d’affiche ne tire la couverture à soi, un acteur principal qui donne vie au mythique Georges Smiley par la force même de ses silences (Gary Oldman, posé, calme, observateur), le film est servi par une image froide, des couleurs sombres, tirant vers le bleuté et le brunâtre, un grain épais, des décors vintage à mort (vieilles affiches, téléphones à cadran…) soigneusement choisis pour accentuer le décalage perpétuel et l’étouffement constant dans lequel vivent ces anonymes : la scène de meurtre tournée à Budapest dans un passage à l’architecture tourmentée relevée de mosaïques dorées, les bureaux du « Cirque » où chacun s’enferme dans son bureau/alvéole, la chambre rose sale où les soviétiques torturent leurs prises … tout respire le véridique.

Des scènes de violence justement qui frappent comme un coup de poing parce qu’elles ne font pas surenchère, et placent meurtres et exactions physiques dans le quotidien de ces individus comme une banalité triste, mais inévitable : de fait, l’exécution brutale d’Irina, la transfuge russe, rappelle en une microseconde que tous ne sont que des pions dans une gigantesque partie d’échecs dont personne ne maîtrise l’issue. Plans rapprochés, travellings… s’il ne donne ni dans le pathos ni dans le spectaculaire, le réalisateur Tomas Alfredson colle à ses personnages pour traquer leurs émotions, leurs peurs, leur concentration : la séquence d’intro où l’on voit le héros tout juste mis à la retraite quitter les bureaux de l’Intelligence Service sous le regard effaré de ses collègues est un grand moment, celui où il revient aussi.

Ce traitement n’est pas sans rappeler la manière dont Scorcese filme la mafia, et notamment la scène anthologique de Good fellows où le héros entraîne sa compagne dans les cuisines d’un night-club. Idem pour le plan qui présente le cadavre à peine abattu du traître et celui du personnage de Joe Pesci dans le même film. De fait, Sinker, tailor, soldier, spyLa Taupe en version française – se situe intelligemment sur la frontière qui sépare l’Histoire en marche de l’affect avec lequel ceux qui la tissent en coulisse la vivent dans les tréfonds de leur être. Preuve qu’on peut encore faire des films de très large envergure sans pour autant tomber dans le voyeurisme et l’exagération.

Et plus si affinités ?

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Delphine Neimon

Posted by Delphine Neimon

Fondatrice, directrice, rédactrice en chef et rédactrice sur le webmagazine The ARTchemists, Delphine Neimon est par ailleurs rédactrice professionnelle, consultante et formatrice en communication. Son dada : créer des blogs professionnels. Sur The ARTchemists, outre l'administratif et la gestion du quotidien, elle s'occupe de politique, de société, de théâtre.

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